Le dimanche 28 juin 1998


Portrait d'un homme, un vrai
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 98

LENS

C'est un petit test que je faisais passer aux clients du café de la Paix, rue de la Paix et je suis tombé sur un rigolo :

- Non monsieur, il m'a dit, je ne sais pas où est le Paraguay encore moins quelle est sa capitale...

- C'est Asuncion.

- Vous rigolez ? Asuncion ? Ce n'est pas un nom de ville, c'est un nom de bonne espagnole !

En effet, comment prendre au sérieux un pays qui a pour capitale une bonne espagnole ? Et qui après avoir gardé le même dictateur pendant 40 ans, Alfredo Stroessner, l'a remplacé par un autre : le gardien de buts José Luis Chilavert qui est aujourd'hui le vrai empereur des Paraguayens, qui ont aussi, il est vrai, un président de la république, des ministres, des députés, mais tous des nuls, sans intérêt. Ils ne comptent pas. C'est Chilavert le dieu du Paraguay.

Complètement fou Chilavert. Mais pittoresque. Théâtral. Et mégalo bien entendu, c'est un gardien de buts. Tous les gardiens de buts ( les bons ) sont mégalos. C'est Patrick Roy qui me l'a dit. Chilavert est le meilleur gardien de buts de soccer au monde, paraît-il. Les Français disent après Barthez Chilavert fanfaronne : " Oui mais Barthez ne donne pas des coups de poings dans la gueule des journalistes, moi si ". Merci pour la mise en garde. " Et en plus, ajoute-t-il, je ne réponds pas aux questions débiles ! ".

Les Paraguayens étaient venus se dégourdir les jambes sur la pelouse du stade Bollaërt hier après-midi, ils sont arrivés tout de suite après la pluie, en autobus. Sauf Chilavert. Qui est arrivé en voiture escorté par la police. Comme un roi. Un roi chez les nains. Chilavert est très grand, les autres joueurs paraguayens, métissés d'indiens guarani sont tout petits, Chilavert au milieu d'eux on dirait un brontosaure chez les lapins...

" Les autres joueurs ne sont pas ses coéquipiers, ce sont ses sujets ", m'explique un collègue argentin qui connaît bien Chilavert : " Il joue chez nous, à Buenos Aires. Il entretient avec les Argentins une relation amour-haine de colonisé, ponctuée de coups de poings, de coups de gueule, qui font de lui un héros au Paraguay. Il répète souvent qu'il aime être le meilleur en Argentine, parce que les Argentins prennent les Paraguayens pour des domestiques...

- Et c'est vrai ?

- De quoi ? Que les Paraguayens sont nos domestiques ? Évidemment ! Tous les Sud-américains sont les domestiques des Argentins, mais surtout les Paraguayens et les Boliviens !

Chilavert est un gardien de buts très spécial qui compte des buts aussi. C'est lui qui tire les penalties de son équipe et les coups francs. Du gauche, une frappe terrible parait-il... " Mais parlez-moi donc un peu d'autre chose que de foot, nous a-t-il lancé. Basta le foot. Quoi ? Ce qu'il ferait dans la vie s'il ne jouait pas au foot ? Ah ça c'est une bonne question. Qu'est-ce que vous croyez ? Tueur dans un abattoir de poulets ? Maquereau ? On dit ça à cause de sa barbe de quatre jours ? Elle plaît bien aux femmes sa barbe de quatre jours...

Bref, s'il ne jouait pas au foot, Chilavert aimerait être travailleur social avec les petits enfants. C'est ce qu'il a dit.

Des conneries, si vous voulez mon avis. Si ce type-là ne jouait pas au foot il ne pourrait rien faire d'autre que beauf. La preuve, quand on lui à demandé ce qu'il écoutait comme musique, il a répondu : " N'importe quoi sauf du tango, c'est pour les pédés le tango ".

Chalivert ne dit pas non à la politique, il a envie d'en tâter bientôt aux élections présidentielles, mais seulement " si mon peuple le veut ", insiste-t-il. Tu parles que son peuple veut. Tu parles que le Paraguay a besoin de Chilavert. Un pays qui a pour capitale une bonne espagnole a absolument besoin d'un président avec une barbe de quatre jours s'il ne veut pas passer pour un pays de danseurs de tangos.

Viva Chilavert ! Chilavert Presidente !

UPPER CLASS -

Bon débarras, les Anglais sont partis. Sauf Mister James et Lilian, son épouse. Ils sont de Portsmouth. Ils ont dormi à Lens après le match contre la Colombie. Ils avaient réservé leurs chambres depuis longtemps. S'en vont en Provence maintenant. Des vacances. Je déjeunais à la table voisine. Ils n'avaient rien à dire. Moi non plus. Mais bon, le travail...

- Les hooligans, ai-je commencé...

- S'il-vous-plaît, monsieur, pas les hooligans a supplié M. James, les mains jointes au-dessus de sa tasse de café.

- Excusez-moi, je suis journaliste, c'est mon travail.

- Je comprends. Posez-moi une autre question.

- Bon, euh quelle est votre marque préférée d'after shave ?

- Je suis allergique à l'after-shave. Une autre question ?

- Montrez-moi la photo de vos enfants.

- Nous n'avons pas d'enfants. Mais j'ai la photo de mon chien.

Il a sorti de son portefeuille la photo d'un Labrador couché sur un canapé. " Si c'est utile pour votre travail, je peux vous dire comment il s'appelle "...

Il se foutait de ma gueule, ce con.

AIMÉ LE MAL AIMÉ -

Sont vite sur le ménage dans la région. On voit que la Belgique et la Hollande ne sont pas loin. Je ne veux pas dire que les Français sont sales. Je dis qu'ils sont plus propres dans le nord. À deux heures du matin, quand sont partis les derniers supporters, Lens avait l'air d'une poubelle renversée. À onze heures, quand j'ai traversé la ville pour me rendre au centre de presse, Lens était toute proprette, toute guillerette, une pluie chaude achevait de faire couler les dernières angoisses vers les caniveaux. Lens était déjà tout endimanchée même si on n'était que samedi. Lens attendait ses fiancés, les Bleus.

Les Bleus ont passé la nuit pas loin, dans un trois étoiles dans le village de Gosnay, près de Béthune. Un château-hôtel qui avait accueilli avant eux les Bulgares : " Des pas grand chose, déplore le Chef, Jean Constant, ils n'ont voulu manger que des oeufs, des sandwiches, avec des frites et ils ont bu de la bière. Je savais qu'ils perdraient. Ils ne pouvaient pas battre les Espagnols avec ça ! "

Les Bleus ont amené leurs propres cuisiniers. Au menu, crudités, poisson, pâtes, fruits et une gâterie maison, une tarte aux fraises avec compote de rhubarbe...

C'est amusant d'entendre la France se définir à travers ses Bleus. Ceux qui ne jurent que par Zizou ( Zinedine Zidane ) qui ne jouera pas demain. Ceux qui préfèrent les Français-Français, comme Barthez, Deschamps, Petit. Et puis il y a toute la France qui n'en finit plus de ne pas aimer Aimé. L'entraîneur Aimé Jacquet.

C'est fascinant. Voilà un homme d'une grande gentillesse, sans grands défauts, modeste, réservé, sans grandes qualités non plus, il est vrai. Un homme honnête disons. Pas un mauvais entraîneur non plus, 49 matches avec les Bleus, 31 victoires, 15 nuls, seulement trois défaites. Et toute la France le déteste. Enfin non. Elle n'arrive pas à l'aimer. Sans jeu de mots.

" Il a rien ", me disait un docker du Havre l'autre soir au restaurant.

- Rien ?

- Ben oui, on dirait mon voisin, ou l'épicier du coin. Vous comprenez ?

Je crois. Ce que les Français n'aiment pas dans Aimé Jacquet, c'est retrouver le Français moyen. Bref, le Français, souvent, ne s'aime pas beaucoup.

Et c'est bien ce qui le rend émouvant.

LE BONHEUR

Le Prince Charles et son fils Harry étaient au match Angleterre-Colombie vendredi soir. ils ont voyagé ( comme les hooligans ) par l'Eurostar, le train qui met Londres à deux heures de Lille. Ils ont apprécié la victoire de l'Angleterre bien sûr. Buuuuuuuuuuut, a crié deux fois le petit prince. Son papa lui a acheté des frites à la mi-temps. Ils avaient l'air parfaitement heureux tous les deux. Personne ne les embêtés. Personne ne leur a posé de questions. Peu de photographes. C'est bien ce que je pensais : le bonheur n'est pas un évènement, même pas un évènement heureux.