Le mardi 30 juin 1998


Zizou
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 98

SAINT-DENIS

J’ai onze ans et demi. Tout le monde m’appelle Zizou. J’habite cité Allende, à Saint-Denis. De ma chambre, je vois le Stade de France. Quand je serai grand je veux faire du foot. Comme Zidane parce, que je suis arabe comme lui et mon père, qui s’appelle Abdoulaye, tu le connais peut-être, c’est lui qui range les caddies au Leclerc, mon père dit que si t’es arabe, c’est mieux de faire foot, comme ça les Français y t’aiment.

Tu veux que je te fasse une bicyclette ?

Il lance son ballon en l’air et le frappe en " ciseau retourné ", en se laissant tomber sur le dos.

Tu veux que je te fasse le coup du sombrero ?

Il s’avance vers moi, balle au pied, fait passer le ballon au-dessus de ma tête, le reprend derrière moi, et déclenche un tir sur la pancarte qui annonce que, bientôt ici, il y aura une tour à bureaux. Buuuut.

D’où on est, on aperçoit la flèche de la basilique Saint-Denis où sont inhumés les rois de France. On voit aussi la soucoupe volante du Stade de France. Et on est à trois stations de métro de Montmartre. N’empêche qu’on est nulle part. Des autoroutes, des tours d’habitations, le canal Saint Martin. Mais dans le triangle de luzerne entre les deux bretelles d’autoroute, un prodige, un signe de Dieu, un coquelicot.

T’a vu, Zizou, un coquelicot. Noooon ! Shoote pas dedans petit con !

Son pied est passé juste au-dessus de la fleur. Il me regarde la gueule fendue d’un grand sourire auquel il manque plusieurs dents.

Allez, je te pose une devinette. Si t’es vraiment journaliste, tu va trouver. T’es prêt ?

J’ai déjà joué au Stade de France et pourtant je n’y suis jamais allé. Comment c’est possible ? Tu sais pas ? Eh bien c’est parce que j’ai joué là-bas avant que ce soit un stade. C’était une zone industrielle, ça puait. J’avais cinq ans. Un jour, je vais y rejouer pour vrai... Cet été je vais dans une école de foot à l’US Saint-Denis. Ils vont peut-être me détecter. Mais j’ai déjà raté l’examen pour un sport-étude. Ils nous demandaient d’écrire une page sur le foot. Racontez ce que vous éprouvez quand vous jouez au football avec des copains. Comme j’ai dit au mec qui ramassait les copies, le foot tu racontes pas ça avec un crayon. Ça prend un ballon. Il s’est marré, le con.

Quand je serai une grande vedette comme Zidane, je changerai de pays. J’irai dans un pays où les Arabes sont des gens normaux. Non pas l’Algérie, c’est trop pauvre. J’ai des parents là-bas, j’te dis pas la galère ! Toute la rue regarde le Mondial sur la même télé bricolée avec une antenne en fil de fer. J’irai à Monaco. Ou en Belgique, j’y suis allé une fois en bus avec l’école, c’était vachement bien, il y une statue, c’est un petit garçon qui fait pipi, on voit sa queue. Y’a des Arabes au Canada ? Ça prend combien de temps en auto ?

Comment c’est chez nous ? Ben il y a mes deux frères qui ne jouent plus au foot à cause des filles, et des pizzas. Ils livrent des pizzas. Il y a ma mère aux casseroles qui me donne toujours plein de choses à faire. Et mon père. Mon père il veut quitter la cité. Déménager dans un pavillon. On est allé en visiter un dimanche à Grigny 2. À côté il y a une méga usine Coca-Cola. J’aimerais pas. Je l’ai dit. Il m’a dit tais-toi. Je l’ai redit et redit et redit. Il m’a filé une tarte. J’ai pleuré, mais pendant qu’il regardait pas, ma mère m’a dit dans l’oreille : " T’en fais pas zizou on n’ira pas, c’est trop cher ".

Ce que je ferais si je jouais pas au foot dans la rue ?

Je m’emmerderais je crois bien.