Le vendredi 3 juillet 1998


Le rêve passera
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 98

SAINT-DENIS

J'aime tout de l'Italie, Giorgio Strehler, Ettore Scola, Malaparte, Elsa Morante, Machiavel, Rome, la mode, les pâtes De Cecco, les paparazzis, ma mère, mon père, le café au lait du café Italia boulevard Saint-Laurent, et Gino du même café même s'il m'a fait chier des millions de fois avec " son " Maradona, j'aime tout de l'Italie, sauf ses joueurs de football.

J'arrive de Senlis où ils se sont dérouillé les jambes hier matin. Instantanés. Alessandro Del Piero, le Leonardo di Caprio du foot italien qui fait mouiller les petites filles, mais qui n'a pas mouillé son maillot une seule fois depuis trois semaines. Ses dribbles devaient dynamiter le Mondial. Il a été totalement inexistant. Hier à l'entraînement, c'était le plus beau.

Roberto Baggio. Dit le boudeur. Tout ce qu'il a fait de bien depuis le dernier Mondial, c'est se couper cette natte ridicule qu'il se tressait dans le cou. Baggio, toujours écrasé par la pression. Baggio l'introverti, le discret, le raffiné, un de ces Italiens qui donnerait son âme au diable pour ne plus être italien, mais comme le diable n'est pas assez loin de l'Italie, vous savez ce qu'il a fait, Baggio ? Il a donné son âme à Bouddha. Bouddhiste, oui. Et végétarien. Sa maman, qui fait le meilleur osso bucco de toute l'Émilie, est en train d'en mourir de chagrin. Hier à l'entraînement, Baggio portait le monde sur le dos.

De Pagliuca, le gardien de Milan, qui n'aime que les photographes de toute façon, je ne dirai rien : cette fois, c'est moi qui ai honte d'avoir le même passeport qu'un bellâtre tiré du bazar de la commedia dell'arte. Hier à l'entraînement, il a encore fait le hot-dog, pour l'exclusif amusement des photographes.

Reste ce Christian Vieri, frustre marqueur de buts, cinq jusqu'ici, qui faisait titrer à L'Équipe ce matin au-dessus de sa photo : " Pas de panique ", mais en si gros qu'on comprenait que les Français ont peur de lui. Il a une bonne tête, Vieri. Élevé en Australie, de mère française, sans doute un gentil garçon, mais c'est pas lui, c'est pas les joueurs italiens un par un, c'est le football qu'ils jouent ensemble...

Je n'ai jamais compris comment l'Italie, pays généreux et bordélique, voire chaotique, souvent au bord du gouffre, le pays de l'inventivité, de la débrouille, pouvait jouer un football aussi... aussi... je ne trouve pas de mot assez rikiki pour qualifier ce football de traîne-misère. Je ne comprends pas comment les petits-enfants de Michel-Ange, avec leur sens inné du beau, ont pu produire un football aussi laid.

Le football italien a les deux pieds dans le triangle industriel Bologne-Milan-Turin. On n'est pas là pour rêver, dit Agnelli le patron de la Fiat et de la Juventus de Turin, on est là pour produire et pour gagner.

C'est cette culture de la victoire que n'ont pas les Français.

Et c'est justement pour ça que les Français vont gagner aujourd'hui.

Parce qu'il faut bien, nom de dieu, que le rêve gagne de temps en temps. En fait si, je comprends. Et c'est là que je voulais en venir. Le football italien ne se nourrit pas de culture, mais d'économie et de réalisme. On n'est pas là pour rêver.