Le samedi 4 juillet 1998


Comme une exécution publique
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 98

SAINT-DENIS

Le genre du match dont on dit 20 ans après : " J'y étais moi monsieur à Saint-Denis, quand la France a battu l'Italie aux tirs au but. J'y étais quand Luigi Di Biagio, le milieu de terrain de la Roma, a soigneusement posé le ballon sur le point blanc du penalty "...

Di Biagio n'avait pas le droit de rater. La France menait 4-3. Di Biagio avait le sort de l'Italie au bout du pied.

C'est terrible, les tirs au but. Comme une exécution publique. Dans les gradins, 80 000 spectateurs retiennent leur souffle. En bas, deux hommes se font face, mais le plus seul n'est pas celui qu'on pense. Personne n'en voudra au gardien d'être battu. Et si, coup de chance, il s'élance du bon côté et fait l'arrêt, il deviendra un héros. Le gardien a le beau rôle dans cette confrontation. C'est lui qu'on fusille, mais il survit toujours. C'est le tireur qui meurt s'il tire à côté.

Di Biagio avait décidé de tirer haut. Un tir violent. Le ballon a frappé la barre transversale.

C'était fini pour l'Italie. C'était terrible. Le journaliste de la Stampa à côté de moi s'est mis à pleurer. Je savais que tout l'Italie pleurait en cet instant. Ceux devant leur télé. Ceux sur la place del Duomo à Milan où il y avait trois écrans géants. Mes cousins à Varese, dans leur bungalow. Ceux de Montréal, ceux d'Argentine, ceux de New York, ceux de Buenos Aires, ceux du Venezuela, elle est grande l'Italie, si grande. Et elle pleurait. Au Stade de France, 80 000 Français entonnaient La Marseillaise.

C'est terrible, les tirs au but, comme une loterie divine, comme demander à Dieu de trancher. Des fois, Dieu tranche vraiment n'importe comment, je le soupçonne même de ne pas avoir regardé le match. Hier si. Il a dû le regarder. En tout cas, hier, il a donné la victoire à ceux qui la méritaient.

Les Français sont entrés dans le match en lions, se sont installés dans le territoire italien, ont multiplié les occasions. Un beau quart d'heure de foot. Puis l'escargot italien est rentré dans sa coquille. Pas un match complètement soporifique, mais un match pour les techniciens, pour les maniaques du 4-4-2. Dans 20 ans quand je dirai " j'y étais moi monsieur à ce terrible France-Italie ", il ne faudra pas me demander de reconter le match. Il vient de finir et je ne m'en souviens déjà plus, alors pensez, dans 20 ans...

Je me souviens juste du début et de la fin. C'était drôlement bien, le début. " Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bienvenue au Stade de France pour ce match entre l'Italie - houhou, ont hué les 80 000 spectateurs - entre l'Italie et la France, a continué l'annonceur. Il a prononcé la Frâ-ance en croassant légèrement. Je me suis demandé si par hasard, il ne venait pas de Saint-Hyacinthe. Je me suis renseigné : non.

Il faisait presque froid. C'est l'automne à Paris depuis trois ou quatre jours, mais au moins il avait cessé de mouillasser.

Dans la tribune d'honneur, Messieurs Chirac et Jospin, cohabitation oblige, faisaient semblant d'être amis. Alors que dans le tunnel où les deux équipes attendaient d'être appelées, les joueurs ne faisaient pas semblant, ils sont vraiment amis. Del Piero était dans les grands bras de Zidane, Roberto Baggio congratulait Deschamps. On l'a assez dit, ce match s'annonçait 100 % calcio, je veux dire opposant les meilleurs joueurs du championnat italien. Deux rangées devant moi, dans la tribune de presse, il y avait Marcello Lippi, l'entraîneur de la Juventus de Turin. Lui au moins était sûr de gagner aujourd'hui : les quatre meilleurs joueurs de la Juve étaient sur le terrain, Deschamps et Zidane côté France, Del Piero et Pessotto côté Italie...

" Nous avons fabriqué des monstres ", disait un journal italien hier, parlant des Français qui jouent en Italie. " Quand on est allé les chercher dans leurs petites équipes françaises, ils étaient tout juste potables, et voyez maintenant, des champions ! "

Finalement, les joueurs sont entrés sur le terrain. On a joué les hymnes nationaux. Laurent Blanc, comme avant chaque match, a donné un petit bec sur le crâne chauve du gardien Barthez, et le match a commencé.

Comme je vous disais, ce ne fut pas du plus grand intérêt. Pas mauvais. Mais loin, très loin, de Angleterre-Argentine.

Dans 20 ans, quand je dirai, " j'y étais moi monsieur à ce terrible France-Italie ", il ne faudra me demander de reconter le match. Je me souviendrai juste du début et de la fin. C'était drôlement bien, la fin...

Les tirs au but, je veux dire. Zidane a tiré le premier. Roberto Baggio a suivi. Pagliuca a arrêté le tir suivant, mais Barthez aussi. Trezeguet, Costacurta, Henry, Vieri, ont compté. Trois à trois. Au tour de Laurent Blanc qui lance un missile que Pagliuca regarde passer. 4-3.

Di Biagio, le milieu de terrain de la Roma, a soigneusement posé le ballon sur le point blanc du penalty.

Et toute l'Italie est partie à pleurer.