Le mercredi 8 juillet 1998


Nique la France
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 98

PARIS

Le Chemin-des-Petits-Cailloux que j'avais repéré sur le plan, se révélait être un mauvais sentier plein d'orties et de merdes de chiens. Il relie, en enjambant des voies ferrées, le cimetière de Saint-Ouen à l'avenue du Président-Wilson. On est dans les friches entre le périphérique et le Stade de France, une déchirure hébétée, plantée de cités-ghettos et d'usines désaffectées.

Ils sont là, à l'entrée de l'impasùse, méfiants. Une douzaine de gamins qui ne veulent pas me parler, et m'empêche d'aller plus loin : " T'as rien à foutre ici, barre-toi " qu'ils m'ont dit.

Des jeunes beurs. Fils d'Algériens nés ici. Ça fait une semaine que je jogge une France mal digérée et privée d'amour. C'est écrit en lettres énormes sur la clôture du vieux stade Bauer " Y'a pas d'amour, bordel ". " Nique la France ", dit un autre graffiti ( 1 ). Un autre encore, semble répondre à une question que se pose la France justement : " C'est pas l'Islam qui n'est pas soluble dans la république, c'est la misère ". Plus bas, un autre encore, à côté d'une fleur maladroitement gravée, quelqu'un a écrit : " Algérie je t'aime ".

Des femmes voilées, tout en noir, traversent l'avenue du président Wilson comme un vol de corneilles. Les restaurants n'ont pas de nom. Les enseignes disent seulement " restaurant ", ou bar, c'est tout. Mais rue du Landy, l'hôtel miteux qui s'appelle " Les flots bleus " mériterait un prix d'humour noir.

Impasse du Chaudron', des femmes en boubou sont assises sur le trottoir, l'une se lève à mon passage et fait semblant de me suivre en joggant. Les autres rient.

Des fois je me demande pourquoi je raconte ça. Sûrement pas parce que je suis journaliste. Je l'écrirais de toute façon. Pas non plus parce que ça vous intéresse. Franchement je ne sais pas si ça vous intéresse et je m'en crisse, je n'écris pas ces minuscules choses-là pour vous. Pas pour moi non plus. Je les écris pour elles, pour qu'elles existent. Et aussi, aussi dans l'espoir toujours déçu de ne pas les oublier.

J'ai retraversé le boulevard Anatole-France pour rejoindre les quais de la Seine et regarder passer la lente procession des péniches. Puis, je suis allé terminer mon jogging sur la piste du stade Neruda. Dans la tribune, une gamine tendait un miroir à sa copine en train de se maquiller. Plus tard sont arrivés des garçons beaucoup plus vieux, avec un ballon de foot. Ils ne les ont même pas regardées.

J'ai pris un panaché ( moitié bière, moitié limonade ) au zinc du petit café où j'arrête chaque fois, avant de remonter dans ma chambre...

- Un panaché Rachid

- Oui mon prince.

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( 1) Niquer : fucker. Nique la France, fuck la France.