Le mercredi 8 juillet 1998


Pleure pas Jeff
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 98

PARIS

Ils ne se sont pas endormis de bonne heure, rue du Croissant hier soir. D'un côté, il y a Le Port d'Amsterdam que les supporters hollandais avaient envahi bien avant le match. Et trois pas plus loin, au coin de la rue St-Joseph, il y a le Corail, un bar brasileiro.

Au Port d'Amsterdam, vers minuit, les Hollandais venaient de perdre au tir au buts et Jeff Dornmush pleurait dans sa bière. Il sacrait en batave, disait sa peine en français : " Je le sentais que ça finirait mal, les Brésiliens y'a rien à faire. Ils jouent un seul bon match dans ce Mondial, c'est contre nous. On égalise avec cinq minutes à jouer et on a le meilleur gardien pour les tirs au but. Ils nous battent quand même. Je vais me coucher ". Il est sorti, a posé son verre sur le toit de la voiture, et s'est assis sur le capot.

Du Corail, le bar brasileiro en face montait un rythme de samba, quelques couples sont sortis et ont commencé à danser sur le trottoir. Une vieille qui promenait son chien a demandé ce qui se passait. On le lui a dit. Elle a ronchonné : " C'est un quartier tranquille tranquille ici, allez faire la fête ailleurs ".

Dans le Port d'Amsterdam on noyait son chagrin dans des schnaps-bière assassins. Le Corail, décidément trop plein, se répandait jusque dans la rue de Montmartre. Des supporters des deux équipes qui arrivaient du Black Bear, un peu plus haut, se sont joints à ceux du Corail et maintenant les chandails oranges aussi dansaient la samba.

M. Petit et ses amis sont Français mais ils se sont habillés en orange : " C'est notre bar ici, on n'est pas très foot, mais on est des chauds supporters de la bière hollandaise ". Chauds en effet.

La petite rue du Croissant a dansé la samba hier soir. Et si la vieille dame au chien a appelé la police, eh bien elle n'est pas venue la police. Pas un képi à l'horizon.

Au bar voisin, le Croissant, une plaque dit que " ici, le 3 juillet 1914 Jean Jaurès fut assassiné ". Ce n'est pas une rue rigolote. Le palais de la bourse n'est pas loin. Et la Bibliothèque nationale. Et la Banque de France. C'est une rue sérieuse la rue du Croissant.

Eh bien, hier soir elle a dansé. Les Brésiliens avec les blondes hollandaises. Et Jeff aussi. Allez Jeff, pleure pas, Jeff. Viens danser, après on ira manger une frite aux Halles...

FACE À CLAQUES -

Dans la catégorie face à claques, aujourd'hui, deux Hollandais, le hargneux Edgar Davids ( le pitbull avec des nattes rasta ), dont l'entraîneur a déjà dit : " son jeu de tête est évidemment son point faible, et je ne dis pas cela seulement parce qu'il est petit, mais aussi parce que souvent on a l'impression que Dieu ne lui a donné une tête que pour tenir ses deux oreilles ".

Le second Hollandais donne carrément dans la délinquance, il s'agit de Patrick Kluivert ( le grand Noir auteur du superbe but de la tête hier ) qui vient d'être disculpé, faute de preuves, d'une accusation d'avoir participé à un viol collectif. Il avait été condamné, un an plus tôt, à trente jours de travail communautaire, pour meurtre... enfin moi j'appelle ça un meurtre - saoul au volant, il a tué quelqu'un.

PAS CONTENTE LA MADAME -

Andrée Lévesque qui coordonne le voyage de la délégation montréalaise à Saint-Denis ( l'équipe de foot et le groupe de rap Sans Pression ) a piqué une crisette hier aux organisateurs du Mondial des banlieues.

C'était pour se plaindre de la bouffe.

" Des pâtes, du riz, des patates depuis huit jours, une petite tomate en entrée, un yogourt pour dessert, je veux bien, je comprends ça on n'est pas sur un trip gastronomique. Mais vous pourriez au moins vous bouger le cul un peu pour rendre ça mangeable. Le riz est jaune, les pâtes sont jaunes, le poisson est jaune, whaô, on n'est pas à la caserne ! "

" J'ai pété les plombs, admet Andrée Lévesque, mais j'ai exprimé le ras le bol de toutes les délégations qui m'ont remercié de ma sortie. Les mairies qui reçoivent le Mondial banlieue s'emploient beaucoup plus à tirer visibilité et capital politique de leur truc qu'à rendre notre séjour agréable. Je veux bien bouffer du riz et des nouilles tous les jours, mais qu'ils mettent un peu d'amour dedans, merde ! "

Elle était pas contente la madame. Une toute petite madame de rien du tout pourtant. Je ne vois pourquoi je dis " pourtant ". C'est souvent celles-là les volcans.

Au fait, je vous avais dit que ce serait difficile pour les garçons dans la petite finale. Ça l'a été. Ils ont perdu 5-3 devant les Sud-Africains de Johannesburg. Finissent quatrièmes. Il y avait 37 équipés. Je viens de les voir dans le métro...

- Eh monsieur c'est vrai que vous avez écrit dans le journal qu'on avait pleuré ?

Ils riaient maintenant. Des beaux enfants.

En grande finale Madrid a battu Buenos Aires, après fusillade.

PETITES ET GRANDES PUTASSERIES POLITIQUES -

Bien sûr, la récupération politique, bien sûr. Ou hélas. C'est comme vous voulez. Deux cas de figure.

La France d'abord. Cette réflexion du premier ministre Lionel Jospin sur Europe-1 : " À quelques égards près, il me semble qu'il y a dans cette capacité de l'équipe de France, entendu dans les deux sens, sportif et national, à dépasser ses limites et à reprendre un chemin en avant, une coïncidence qui peut nous frapper ".

La forme est pompeuse, le fond par contre, cette " coïncidence qui peut nous frapper ", exprime un bonheur décemment retenu. Exprime un souhait légitime plus qu'un cocorico : le souhait que les succès de la France du foot, en présagent d'autres, sur d'autres terrains.

Reste qu'on a beaucoup vu M. Jospin dans les stades ces derniers jours. Et si ce n'est pas pour se frotter à un reste de gloire et de bravos, je me demande bien pourquoi ?

Les Croates maintenant. Si les Français se servent du Mondial comme d'une vitrine pour montrer la France dans ses beaux atours, l'équipe Croate et les politiques qui l'exaltent se servent du Mondial pour affirmer leur nation naissante. Le malaise, c'est qu'ils y mettent une ferveur guerrière qui rappelle de mauvais souvenirs. Quand ils expliquent par exemple, qu'ils sont bien plus forts comme Croates que jadis comme Yougoslaves, parce qu'ils étaient les meilleurs des Yougoslaves, ils ne font pas d'embarras pour préciser qu'ils ne parlent pas seulement de leur équipe de football, mais du peuple croate tout entier.

Ce qui m'étonne un peu c'est le silence qui nimbe ces propos douteux. Quand, autre exemple, Zvonimir Boban, l'âme et le capitaine de la sélection croate déclare qu'il est un homme de droite, nationaliste et respectueux des traditions, personne ne s'avise que la droite nationaliste respectueuse des traditions s'appelle, en France, le Front National.

Qu'ils disent n'importe quoi, on a décidé une fois pour toutes que les joueurs Croates étaient sympathiques. Oh, un peu croa-croates, un peu crasses peut-être, " des malins, des filous " dit-on à pleines pages des journaux, mais c'est le plus loin que l'on va. Si vous voulez mon sentiment, malins et filous sont de bien aimables euphémismes pour dire que les joueurs Croates sont un tantinet odieux.

PARENTHÈSE -

Le drapeau des Croates, le damier rouge et blanc est aussi le logo d'une marque de nouilles très connues en France, les nouilles Lustucru. Je l'avais oublié. Un confrère m'a rafraîchi la mémoire l'autre soir au centre international de presse, les Croates venaient d'apparaître sur l'écran, et il a lancé :

- Tiens voilà les Lustucru.

- Quand ont était petit, a-t-il ajouté, ça nous faisait rire parce qu'on trouvait que Lustucru était un nom d'ogre.

- Eh bien, je sais maintenant, a-t-il conclu, que l'ogre venait de Croatie.

Petite parenthèse qui n'a rien à voir. Quand Réjean Tremblay, mon ami, mon maître, vous dit, et il le dit souvent, que ces grands rassemblements sportifs, Mondial, Jeux Olympiques, Grands-Prix, etc, sont des drames épiques, et même parfois grecs, et qu'ils favorisent les échanges entre les peuples, le petit bout de conversation que je viens d'avoir la générosité de vous livrer en est un exemple international et même cosmopolite.

Voilà mon vieux.