Le lundi 13 juillet 1998


Le père Noël
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 98

Sur le corner tiré au cordeau, Zidane s'est élevé au-dessus du pauvre Leonardo. Il a catapulté la balle de la tête avec une violence inouïe. Taffarel, le gardien du Brésil a figé. La France menait 1-0.

Cinquante-neuf millions de Français ont regardé leur montre et ont vu qu'il leur restait un peu plus d'une heure à attendre ce qu'ils attendaient depuis mille ans.

Autre corner. Encore la tête pelée de Zidane au-dessus des têtes brésiliennes. Même résultat. La France menait 2-0. À partir de là le Brésil n'a plus existé. Ronaldo ? Ronaldo qui ?... Emmanuel Petit devait ajouter un troisième but juste avant que l'arbitre ne siffle la fin. Après mille ans d'attente, après trois échecs en demi-finale, la France gagnait le Mondial.

Sauvée par un Noir en demi-finale, sacrée championne du monde par un Maghrébin en finale, c'est la France des immigrés, des banlieues, la France plurielle qui a triomphé hier. Et comme un bonheur n'arrive jamais seul, Zidane son héros est le plus gentil, le moins prétentieux des garçons. Dans la vie comme sur le terrain : toujours à donner le ballon à quelqu'un, même qu'à Turin, où il joue, on le trouve trop gentil, trop sage, trop " collectif ". On aimerait le voir plus souvent comme hier. La tête chercheuse. Teigneuse.

Zidane a bien failli rater son Mondial. Effacé contre l'Afrique du Sud, carton rouge contre l'Arabie, quand il revient deux matches plus tard contre l'Italie il n'est plus vraiment dans le rythme. Il avait retrouvé un peu son coup de patte contre les Croates mais pas toute son autorité. Comment allait-il être contre le Brésil ?

Il a été colossal. Il a donné le Mondial à la France.

À Saint-Denis je connais des petits garçons qui ont pleuré hier. Au stade Pablo-Neruda où j'allais courir, Medhi était fâché parce que Zidane n'a pas choisi l'Algérie, " avec lui l'Algérie aurait pu se qualifier pour le Mondial ".

" Qu'est-ce que t'es con, lui avait balancé Fred, Zidane il est Français, moi aussi, toi aussi Medhi ".

" Zidane je l'aime parce qu'il est pas perso, et parce qu'il est vachement sympa ", avait encore ajouté Fred.

" Et parce qu'il fait le rateau comme personne " avait dit Ahmed qui tenait le ballon dans ses mains, et l'avait mis à terre pour me montrer comment on fait un râteau. " Tu fais glisser le ballon comme ça et hop tu le ramènes ". Et hop, il était parti balle au pied, les autres derrière, à crier et rire.

Ceux-là, leur père travaille à l'entrepôt du supermarché comme le père de Zidane à Marseille. Leur mère tient la maison où il y a quatre autres enfants comme chez Zidane quand il était petit. Quand leur mère les appelle pour le souper vaut mieux rentrer tout de suite, sinon gare aux taloches. Un jour j'ai demandé à Fred ce qu'il aimait le plus de Zidane, " Penses-y bien Fred, qu'est-ce t'aimes le plus, qu'il soit sympa ou qu'il joue bien ? "

- Ce que j'aime le plus, m'a répondu Fred, c'est qu'il a fait venir son copain d'enfance à Turin, et puis ils vont se balader tous les deux, tu vois ? Et puis ils vont bouffer dans des grands restos, et puis ils vont au match, et après le match Zidane présente son copain aux autres joueurs : c'est mon copain de Marseille...

Fred, Ahmed, Medhi et les autres, qu'est-ce qu'ils doivent être contents aujourd'hui, dans leur petit stade pourri. Ils vont faire des râteaux tout l'après-midi. Et les trois voudront tous être Zidane. Et aucun Ronaldo.

Zidane s'est élevé, a catapulté la balle de la tête avec une violence inouïe, la France menait 1-0. Puis il a recommencé, la France menait 2-0. Cinquante-neuf millions de Français - le peuple le plus incrédule de la Terre - s'est alors mis à croire que le père Noël était kabyle, un peu chauve et qu'il passait le 12 juillet.

Je connais des petits enfants, à Saint-Denis, à Saint-Ouen qui le savaient depuis longtemps.