Le samedi 7 février 1998


La beauté du sport
Pierre Foglia, La Presse, Nagano

QUÉBEC

Non, je ne suis pas à Nagano. Et j'en suis fort aise. Je ne sais pas ce que vous avez tous à vouloir m'envoyer là-bas... encore hier, le policier de Québec qui m'a remis une contravention de 135 $ pour être passé " dans une zone réservée aux autobus " m'a dit d'un ton trop gentil pour être aimable : " Cela vous aurait coûté moins cher à Nagano, M. Foglia. " De quoi je me mêle. D'ailleurs ce n'est pas vrai. À Nagano, pour 135 $, t'as même pas un café.

Je ne suis pas à Nagano pour toutes sortes de raisons, celle-là entre autres : je n'aime pas beaucoup le Japon, pays en forme de savonnette qui se refuse tout le temps, où les gens se cachent derrière un formalisme qui constitue un formidable écran, absolument infranchissable pour un étranger. Et puis le zen m'ennuie, à moins qu'on y mette des pédales.

Je ne suis pas non plus, c'est une autre bonne raison, très " sport d'hiver ". Je ne suis pas ski, encore moins patinage artistique, la corrida du patinage de vitesse courte piste me laisse froid, le curling me fait penser au boulingrin, aussi bien dire à rien, le bobsleigh et la luge c'est du chinois, bref, de quelles compétences me réclamerais-je pour vous parler de sports que je ne connais pas plus que vous ? Et la passion me direz-vous ? La passion ne suffit pas toujours, je viens de lire les deux journaux de Québec : je trouve qu'on s'agite beaucoup autour de la chose sportive. Bien peu dedans. Et pour cause.

La bienveillance non plus ne suffit pas. L'autre soir, Stéphan Bureau nous a fait un gentil portrait de Myriam Bédard. Mais il avait tout faux. Myriam Bédard est une grande athlète qui paie depuis quatre ans le prix du succès. C'était l'histoire qu'il fallait raconter. L'histoire d'une jeune femme qui, c est normal, a changé après ses deux médailles d'or. Oh ! un bien petit changement: trois poils de confort de plus, un poil de rigueur de moins... On a perdu là une belle occasion de montrer le presque rien qui fait la différence entre une médaille d'or et une 42e place.

Mme Bédard n'arrêtait pas de se défendre, de se justifier, comme si elle craignait que le public l'aime moins 42e que médaillée. C'est elle qui panique, qui renvoie son coach, qui donne des excuses que personne ne lui demande. C'est elle qui ne s'accepte plus. On a perdu là une belle occasion de montrer la fragilité émotive de ces formidables machines athlétiques. Sans parler de la précarité de leur statut social. Quarante-deuxième ou première, ce sera pareil dans le coeur du public, pas pareil à la banque. Compréhensible sujet d'angoisse.

Et puisqu'on est au Point, dites-moi donc comment on a pu y parler de hockey féminin pendant une heure, sans évoquer une seule seconde l'orientation sexuelle des joueuses ? N'est-ce pas une réalité, une couleur, une sensibilité signifiantes ? Une composante déterminante de la mentalité du sport, du climat dans les équipes ? Si la moitié du club Canadien était composée de gays, ( ou la moitié de l'Assemblée nationale ), n'évoquerait-on pas la chose, ne serait-ce que statistiquement ?

Une chance que je n'étais pas à Nagano quand l'adjointe au coach de l'équipe canadienne de hockey féminin a précisé hier : " C'est un fait, notre équipe est le reflet de la société, les diverses orientations sexuelles y sont représentées "... " Ah bon, aurais-je dit à la dame, alors comme ça, dans la société, la moitié des femmes sont gay ? "... Il est de ces demi-vérités qui sont des sacrés mensonges tout entiers.

Non, je ne suis pas à Nagano. Pour une fois, je voulais voir les Jeux comme vous les voyez. Parce que c'est vous qui les voyez le mieux, vous savez ça ? Tout est pensé pour la télé. Pour vous. Si j'étais à Nagano, j'attendrais que la télé ait fini d'interviewer Myriam Bédard pour qu'elle me répète les mêmes choses que vous l'avez entendu dire, en direct, dix minutes avant.

La télé d'abord. Et par voie de conséquence, le show d'abord. Pour rentabiliser les milliards des droits de télé, il faut absolument trouver des trucs pour vous garder devant l'écran. Quels trucs ? Quinze jours, c'est long. Avant Lillehammer, les Jeux d'hiver ne servaient que d'aimable ouverture à l'année olympique, un genre de prélude aux Jeux d'été. Devenus Jeux à part entière, en alternance avec ceux d'été tous les deux ans, il a fallu remplir les trous d'un programme un peu court. Croyez-vous qu'on a admis le curling parce que c'est du sport ? On a rempli aussi avec. des pirouettes à ski, avec des planches à neige, avec plus de médailles, donc plus de remises de médailles, plus de cérémonial, plus de flonflons d'hymnes nationaux, plus de show quoi.

Le sport est beauté de toute éternité, par la gratuité de son effort. Le coureur ou le skieur de fond qui s'écroule grimaçant à la ligne est magnifique. Le rictus du patineur longue piste est sublime. Le sport est beauté, mais vous n'en avez rien à foutre. C'est pas assez. Vous attendez du sport qu'il vous en fabrique, de la beauté. Comme le fait le tapinage artistique(1) où la beauté n'est rien si elle n'est pas belle, et chorégraphiée, et avec de la musique, et envoyé donc, le vestiaire est plein de manteaux de fourrure et le parterre plein de dames de notaire. Le public aime le crémage plus que le gâteau, la farce plus que la dinde. Le sport ? Il est toujours là. Qui osera dire que Stojko n'est pas un grand athlète ? Il est là, le sport, mais un peu en retrait, un peu dévalué. Un peu cousin de province. On le cache.

Non je ne suis pas à Nagano. Ce que je fous à Québec ? Ça c'est une autre histoire. J'ai vendu à mes boss l'idée de courir la province pendant les Jeux, mais du diable si je me rappelle pourquoi. J'ai beau chercher, je ne me souviens plus de ce que j'ai bien pu leur dire pour être exempté de Japon. C'était pas clair anyway. Alors voilà, je suis à Québec, à Sainte-Foy plutôt, dans un motel du boulevard Laurier. La chambre est plus grande qu'elle le serait au Japon, mais à part ça, c'est pareil : j'écris ce que je vois à la télévision.

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(1) Géniale contrepèterie de mon collègue de l'international Gilbert Grand, le tapinage comme le patinage sont les formes les plus putes de la séduction.