Le mardi 10 février 1998


La bande à Guido
Pierre Foglia, La Presse, Nagano

SAINT-FERRÉOL-LES-NEIGES

Vous connaissez Boulder, au Colorado ? Eh bien ça n'a rien à voir ! Enfin si, un peu. C'est la même idée : un endroit où les athlètes vivent ensemble. Saint-Ferréol, petit village au pied des pentes du mont Sainte-Anne, est ce genre d'endroit.

Quand vous feuilletez le bottin des athlètes canadiens à Nagano, à la page ski de fond, vous lisez Guido Visser, St-Ferréol. Yves Bilodeau, St-Ferréol. Marie-Odile Raymond, St-Ferréol. Milaine Thériault, Canmore, en Alberta, mais elle s'en vient à St-Ferréol après les Jeux avec son chum Robin McKeever aussi de l'équipe nationale.

Pierre Harvey, commentateur du ski de fond à Nagano et un des plus grands athlètes de ce pays : St-Ferréol. Sa femme Mireille Belzile, médecin avec l'équipe médicale canadienne à Nagano : St-Ferréol. Et de St-Ferréol aussi, Marie-Hélène Martin qui a raté sa sélection par un poil, mais qui est quand même à Nagano avec son chum Guido Visser.

Cout'donc, le font-ils exprès ?

Exactement. Ils le font exprès. C'est pour se retrouver ensemble qu'ils ont tous acheté, ou loué, une maison à St-Ferréol, ou qu'ils s'en sont fait construire une par un architecte de la gang. C'est qu'il n'y a pas que des athlètes dans leur gang de ski de fond. Johnny Boisvert, ingénieur civil, a déménagé à St-Ferréol il y a huit ans. Quatre enfants, des jobs sur les plates-formes de forage et le ski... C'est Johnny Boisvert qui m'a raconté les sorties d'entraînement à six heures le matin quand il fait encore nuit, les virées avec les enfants après l'école ( les pistes sont juste derrière la maison ), le jogging pour le cardio, les bouffes le samedi, le vélo l'été. Font tous du vélo les skieurs de fond, et ont tous un atelier au sous-sol où ils zigonent et fartent leurs 68 paires de skis.

Vers onze heures, on a regardé Guido Visser, en direct de Nagano. On a été averti par un coup de téléphone de la voisine : " Hé, Y'a Guido à la télé ! " Il racontait comment il était parti sans fartage dans la tempête de neige, pour se retrouver fort dépourvu quand la piste s'est durcie. 64e. Il riait !

" C'est ça, Guido ! a dit Johnny Boisvert. Pas le genre à en faire tout un plat comme quelqu'un qu'on ne nommera pas. De bonne humeur. Pas compliqué. Une belle tête d'homme... Tu devrais le voir manger quand ma blonde fait du dessert ! "

La veille, Johnny avait reçu un e-mail qu'on a relu ensemble... " Salut Johnny, je viens d'apprendre que j'ai le dossard huit, regardez-moi partir à St-Ferréol, ce sera mon petit moment de gloire olympique... Aujourd'hui, un journaliste hollandais m'a demandé comment il se faisait que j'avais un nom hollandais, il veut me passer une entrevue... Dans la navette, en montant vers Hakuba, j'ai rencontré des Suisses comiques qui ont essayé de me faire croire qu'ils couraient pour le Honduras, mais quand je leur ai demandé où était le Honduras, ils m'ont dit c'était près de l'Argentine. Me prenaient pour un tata, je les ai trouvés bien drôles pareil... En skiant, j'ai croisé le premier et sûrement le seul skieur de fond du Kenya, paraît qu'il a vu de la neige pour la première fois de sa vie en 1996. C'est un ancien coureur de steeple, il s'entraîne en Finlande, je crois. J'ai rencontré aussi le Slovaque qui est venu à Saint -Ferréol en 94, tu te rappelles ? Il voulait avoir des nouvelles de ma soeur !!!... Allez bon, c'est demain le grand jour, je vais aller m'étirer un peu avant d'aller me coucher, bonne nuit tout le monde, Guido... "

À la sortie de Saint-Ferréol-les-Neiges, une discrète enseigne devant un modeste chalet de bois annonce : " Centre national d'entraînement Pierre Harvey ". À l'intérieur, l'entraîneur Côme Desrochers lisait les classements dans la section des sports.

- Les nouvelles sont bonnes ?

- Elles sont celles qu'on attendait, ou presque... Marie-Odile (Raymond) 64e, Milaine (Thériault) 60e, Betty ( Scott) 61e, sauf pour Betty qui aurait dû faire beaucoup mieux, ça reflète la réalité. Le grand public doit trouver que ce sont des résultats épouvantables, mais le grand public ne lit pas le journal comme moi...

- Comment tu le lis ?

- Je regarde le classement du 30 km d'hier, trois Finlandais, quatre Italiens dans les dix premiers, je n'ai pas besoin d'aller plus loin...

- La dope ?

- Ne parlons pas de dope. Parlons juste du taux d'hémoglobine permis par le CIO : 18,4. Plus de 18,5 est considéré comme du dopage sanguin. Combien on parie que les Italiens étaient à 18,2 ? Mes gars et mes filles tu sais à combien ils sont ? À 15,6.

- Ça fait une différence ?

- Énorme. C'est pas la même game. Et c'est juste un aspect de la différence, l'aspect suivi médical. On pourrait parler de la vie de tous les jours des athlètes. Un skieur de fond italien, dans l'équipe d'espoirs, reçoit 1 700$ par mois. Moi, je fais fonctionner le centre avec 80 000 $ par année, et l'an prochain, 20 000 $ de moins. Quand j'envoie mes espoirs à Canmore, en Alberta, participer à un championnat, je leur donne 500 $ chacun, c'est voyage qui leur coûte 1 200 $ minimum avec le billet d'avion.

- C'est vraiment une affaire d'argent ?

- Pour finir dans les dix premiers, oui.

À moins, bien sûr, et c'est moi qui le dis, à moins d'avoir un Pierre Harvey sous la main. Mais un Pierre Harvey, le type qui lit le journal dans le métro, il ne sait même pas qui c'est.

POUR LA BEAUTÉ DU SHOW -

L'exaltation nationaliste que Jean-Luc Brassard a dénoncée - cette orgie de drapeaux canadiens au village olympique et toutes ces banderoles patriotardes - est moins à mettre sur le dos des athlètes que sur celui des imbéciles qui les encadrent. Ce n'est pas d'hier que les Canadiens sont les ploucs de l'olympisme. Ce n'est pas d'hier qu'ils s'imaginent aimer leur pays en placardant leur drapeau partout, en s'en servant comme rideaux et descentes de lit dans tous les villages olympiques où je suis passé.

Je ne sais pas s'il le sait, mais Jean-Luc Brassard a marché sur un sacré nid de guêpes. Il n'a pas fini de se faire piquer. Je le crois assez solide pour assumer, mais une médaille d'or ce soir arrangerait drôlement bien ses affaires. Je la lui souhaite de tout cœur.

Ainsi, il aura fallu un athlète avec du courage et un poil d'inconscience pour dénoncer ce qu'il faut bien appeler du chauvinisme, et que pas un des 12 000 journalistes de Radio-Canada à Nagano n'avait relevé. Pire, avez-vous vu la tête ulcérée de Jean Pagé quand il a repris le crachoir, juste après la sortie de Brassard ? Oh qu'il était pas content le monsieur. Qu'est-ce que c'est que ce petit morveux qui crache dans ma soupe olympique ?

Le problème de Pagé, on vous l'a déjà dit, n'est pas tant d'être beau, mou, et aseptisé. Le problème, c'est que ses shows le soient aussi.