Le lundi 16 février 1998


Glorieux week-end à Nagano
Pierre Foglia, La Presse, Nagano

BARRIE, Ontario

Barrie, la capitale canadienne du patinage artistique, Barrie et sa célèbre école de patinage Mariposa où s'entraînent Elvis et bien d'autres, Barrie n'a pas mis de temps à changer sa déconvenue en triomphe.

Gold n'est pas le seul mot fameux qui commence par un " G ", m'a dit la serveuse du Diner où je déjeunais, " Guts " aussi commence par un G...

Et God, ai-je aimablement ajouté.

Yeah. God... Elle n'avait pas osé y penser. Elle était fière de moi.

Il y a aussi Gustave qui commence par un " G ", ai-je ajouté un peu inutilement, je le reconnais.

L'heure n'était pas aux jokes absurdes. Barrie avait encore un peu mal à l'aine. La veille encore, au Sport Skate Shop de Richmond Hill, des parents de jeunes joueurs de hockey scandaient un peu imprudemment. " L'or ou rien ". Ce ne fut pas l'or. Mais grâce à Dieu qui aime beaucoup ce pays, ce n'est pas rien non plus. Dans une volte-face exécutée avec une agilité à rendre jaloux Stojko lui-même, Richmond Hill, Barrie et le Canada tout entier ont découvert qu'il y avait mille fois mieux que la médaille d'or : il y avait la médaille de la bravoure.

Au Vickie's, un vrai pub où l'on sert de la kidney et de shepherd pie, les entraîneurs du Mariposa organisaient une soirée " watch Elvis go for gold ". Je n'ai fait que passer à leur petite sauterie, juste assez pour entendre que " Elvis n'avait pas perdu l'or. Il avait gagné l'argent ". il n'y a rien de plus triste que les soirées funèbres où l'on dit que les morts ne sont pas morts parce qu'ils vivent encore dans notre coeur. Je suis trop sensible pour ces choses-là. Je pleure tout le temps, ça fait ressortir mon côté féminin et je ne suis vraiment pas belle quand je pleure.

Je suis donc allé me coucher. J'ai été arrêté en chemin par un barrage de police, une manière d'opération sobriété au volant.

- Qu'avez-vous bu ce soir, m'a demandé un flic en respirant mon haleine...

- Rien, monsieur l'agent. Au fait, avez-vous regardé la performance de Stojko ?

Oh yes. Je suis très fier, he is our king for ever.

C'était samedi soir. Dimanche matin, les journaux torontois ( je n'ai encore pas lu les nôtres ) confirmaient que si la victoire est d'or, la bravoure est de diamant. Ils n'ont pas dit ça comme ça. Une de ces expressions hautes en couleur dont j'ai le secret et la garde tout exprès pour les grandes occasions comme les cérémonies d'ouverture et les triples blessures à l'aine combinées d'une double grippe... Comme disait le Sunday Star : " Ce qu'a enduré Elvis serait assez pour garder au lit pendant un mois un humain ordinaire ".. On pouvait lire encore : " De l'argent autour du cou, mais le coeur est d'or ". " Une source de fierté éternelle ". " La plus héroïque performance de l'histoire du sport "... et plein d'autres belles choses.

Bref, un hommage que Elvis mérite entièrement, mais me permettez-vous un petit reproche ? Vous me promettez ne pas exiger qu'on me retire mon passeport canadien si je vous fait un petit reproche ? OK. Je trouve, chers confrères, que vous n'avez pas beaucoup parlé du vainqueur, même s'il a gagné en profiteur, par défaut en somme, je trouve qu'il n'a pas si mal patiné ce... comment s'appelle-t-il déjà ce petit blondinet attendez que je retrouve son nom dans vos colonnes... ici, bon, au neuvième paragraphe du lead du Sun : " Rising Russian star Ilia Kulik fully deserved the gold medal ". Ben voilà. Je ne vois pourquoi je m'excite le poil des jambes. C'est clair, c'est sobre, c'est bien.

Qu'est-ce que je disais donc ? Ah oui que nous avons eu un glorieux week-end à Nagano, et comme l'écrit le Sunday Star dans son papier de une : " Our athlètes did it in true canadian style with bravery, grit and determination ( avec bravoure, cran et détermination ).

Mettez-vous deux secondes à la place d'un Bulgare ou d'un Espagnol, ou d'un Polonais qui lit ça. Disons un Bulgare. Le voyez-vous se gratter la tête ? Savez-vous ce qu'il se demande ? Il se demande : what the fuck " true bulgarian style " would be ? Parce qu'il n'y a pas de raison. S'il y a un " true canadian style ", il y a forcément aussi un " true bulgarian style ". Et quel est-il ? En tout cas certainement pas la bravoure, ni le cran, ni la détermination. Ça, c'est canadien. S'il en veut le Bulgare de la bravoure, du cran et de la détermination, il a juste à immigrer au Canada. À Toronto. Ou Saskatoon. C'est très bien aussi Saskatoon pour la bravoure.

NEWMARKET, Ontario

Vous vous rappelez Luc et Marie-Claude de Baie Saint-Paul, ils patinaient en couple, ils étaient malades, ils se sont arrêtés en plein milieu, puis ils ont repris, vous vous rappelez, on avait sorti les kleenex...

Ce n'est pas tout le monde qui les a trouvés attendrissants. Jean-Michel Bombardier, par exemple, n'a pas versé une larme.

Jean-Michel patine en couple aussi avec Michelle Menzies. Quatre fois au championnat du monde, il était confiant d'aller à Nagano. Grosse année d'entraînement à Barrie, au Mariposa. Musculation pour la première fois. Et pouf, au championnat canadien en janvier dernier, un mois avant Nagano, il se fait planter par Luc et Marie-Claude.

- J'ai pas fait ma job, j'ai raté une portée, mais bon... au championnat du monde, on finissait toujours dans les dix premiers. Là, je trouve qu'on fait dur...

Jean-Michel, 27 ans, s'est marié cet été avec Josée Chouinard. Tous deux vivent à Newmarket à mi-chemin entre Toronto et Barrie, Josée poursuit une fructueuse carrière pro, mais Jean-Michel lui, ne sait plus trop...

Passer pro en couple, c'est pas évident quand il y a déjà Isabelle Brasseur et Lloyd Eisler devant toi, la télé américaine, qui fait la pluie et le beau temps dans la business, se fout bien d'un petit couple de Canadiens...

Jean-Michel s'entraîne encore une heure par jour au Mariposa, le minimum pour garder la routine, mais le cœur n'y est pas. N'y est plus. Ce soir-là il donnait un spectacle au carnaval de North York tandis que Josée allait signer des autographes au Salon de l'auto de Toronto. On pourra bientôt les voir dans la tournée Sunkist qui tournera en mars au Québec...

C'est beau, c'est grand le rêve olympique, les championnats du monde, tout ça. Et puis on éteint la flamme et les caméras... Jean-Michel Bombardier a devancé l'échéance de deux mois, il vit maintenant ce qu'il aurait vécu de toute façon s'il était allé aux Jeux et aux championnats du monde, le même constat, la même question au bout. T'as 27 ans. Les prochains Jeux sont dans quatre ans. T'es dans les dix premiers au monde mais tu seras jamais dans les cinq premiers. Après toutes ces années, ta partenaire de couple te tombe joyeusement sur les rognons. Ça te fait de plus en plus mal à l'entraînement. Tu fais quoi maintenant ?

C'est beau, c'est grand, le rêve olympique. Et puis tu te réveilles.