Le jeudi 19 février 1998


Les girls
Pierre Foglia, La Presse, Nagano

Je suis allé voir des filles qui jouent au hockey mardi soir. Je suis surtout allé prendre une bière avec elles après, et on a très librement parlé de la vie, de Nagano, des lesbiennes dans le sport, mais d'abord de hockey.

Elles jouent tous les mardis soir à la patinoire du YMCA, à l'ombre de la tour olympique. Une trentaine de parties de l'automne à avril. Niveau récréatif, bon jeu collectif, deux excellentes gardiennes surtout qui évitent les scores de fou.

- Hé, les filles, on dit gardiennes ?

- On dit gardien.

Ce qu'on appelle une ligue " de garage ". 360 $ par saison, ça paie la glace et l'arbitre. Normand, le gérant de l'aréna les aiment bien : elles sont cent fois plus propres que les gars dans les vestiaires. Un trip de sport et d'amitié. On joue pour vrai, maillots verts contre maillots blancs, mais sans se tuer. Ça finit 5-4 ou 7-6, ça se taquine sur le banc, celles qui ont le temps prennent une bière après. Les boys quoi. Sauf que ce sont des filles.

Une vingtaine de filles dans la trentaine. Cinq ou six avocates, une médecin, une psy, deux policières, une optométriste, une chimiste, Véronique Allard du Tour de l'Île qui m'a présenté la gang, Hélène Bourdage une ex-escrimeuse olympienne, qui m'avait donné ma meilleure chronique des Jeux de Barcelone, bien surpris de la revoir ici.

Elles ne sont plus une curiosité les filles qui jouent au hockey. Elles sont de plus en plus nombreuses, à travers le pays, à se retrouver un soir par semaine, patins aux pieds, entre copines. Longtemps l'affaire des collèges privés ( Brébeuf ), le hockey féminin commence à démarrer dans les collèges publics. Les pères ne disent presque plus à leurs filles que " les filles ça ne jouent pas hockey ", bref le tournoi olympique ne fera pas changer les choses, les choses ont déjà changé. On peut dire qu'elles tendent vers " la normale ", on peut entrevoir le jour où le hockey sera le sport national des filles, aussi.

La plupart de celles qui sont venues prendre une bière après la partie n'avaient pas regardé la finale de Nagano, à cause de l'heure matinale, mais j'ai eu aussi l'impression qu'elles se fichaient du grand cirque japonais.

Plusieurs soutenaient comme moi qu'un tournoi olympique à deux équipes était un peu ridicule. Mais je n'étais pas allé chercher une approbation, j'étais allé leur poser une question plus délicate :

- 70 % des filles de l'équipe nationale canadienne sont gaies. Peut-on en parler ? Doit-on en parler ?

D'abord elles ont rectifié : il y a plus que 70 % des filles de l'équipe canadienne de hockey qui sont gaies. Ensuite, elles m'ont retourné la question : " Pourquoi voulez-vous en parler ? "

Parce qu'on en parle de toute façon. La rumeur rampe avec son cortège de rires et de mots gras. Parce que c'est une réalité. Parce qu'on ne parle pas ici de l'orientation sexuelle d'un individu, mais d'un groupe, d'une élite et que ça pose des questions, celle-ci par exemple : l'élite des sports collectifs féminins est-elle lesbienne ?

Elles m'ont répondu.

Que les gaies n'ayant ni à s'occuper d'un mari, ni à élever des enfants ont plus de temps pour faire du sport.

Que les gaies, pour les mêmes raisons, ont souvent plus d'argent, et qu'il en faut, de l'argent, quand on se rapproche de l'élite, pour payer les voyages, les hébergements, les inscriptions aux multiples tournois.

Que les gaies, parce, qu'elles ont à se regrouper pour se défendre des préjugés, développent très tôt le sens de la gang, de l'équipe, du collectif.

Que pour le reste on ne peut rien prouver. Le reste ? La génétique, l'inné, l'acquis, tout ça. On ne peut pas, par exemple, mettre sur le compte d'un gène gai, une morphologie différente, une masculinisation innée qui avantagerait les athlètes gaies. L'homosexualité féminine est moins étudiée par la science des comportements que l'autre, on soupçonne seulement que ça ne fonctionne pas de la même façon, on avance de plus en plus que chez les gaies, il n'est pas de comportements homosexuels complètement innés, ni entièrement acquis.

Et que tout cela, finalement, a bien peu à voir avec mettre le puck dans le net ou pas.

Elles étaient une vingtaine dans le petit bar où se tenait cette discussion. Quinze gaies, cinq hétéros. Andrée, trois enfants, a fondé cette " ligue du mardi " à la sortie de Brébeuf, avec des filles de Brébeuf... " Le noyau était hétéro au début, et puis les filles se sont mariées, et puis elles ont eu des enfants, ou c'est leur chum qui ne trouvait pas drôle d'avoir une blonde qui joue au hockey... Les gaies ont naturellement remplacé les hétéros scotchées dans leur bungalow. Oui, il y a plus de gaies que de straights qui jouent au hockey. Mais à notre niveau ce n'est pas nécessairement parce qu'elles patinent mieux. C'est parce qu'elles sont plus libres de faire ce qu'elles ont envie de faire... "

Elles m'ont soutenu que ce n'était pas particulier au hockey. Au basketball et au handball récréatifs aussi les gaies sont majoritaires. Dans tous les sports d'équipe en fait.

Mais encore une fois pourquoi en parler ? Elles m'ont à nouveau renvoyé la question.

J'ai dit que je ne savais pas. Je sais seulement que NOMMER les choses est la première des choses.