Le samedi 21 février 1998


La trêve olympique
Pierre Foglia, La Presse, Nagano

Savez-vous où on a le plus apprécié les Jeux olympiques dans le monde ? En Irak. À Bagdad, ces jours-ci, on ne parle que de Tara Lipinski, des sept médailles de Bjorn Daehlie, de la chute d'Alberto Tomba, et on se demande aussi pourquoi diable le Canada se fait toujours voler en saut à ski acrobatique, ou en danse artistique, et disqualifier en patinage artistique courte piste. J'ai réussi à joindre un ami que je me suis fait là-bas l'automne dernier, c'est la première chose qu'il m'a demandée : " Comment font les Canadiens pour supporter tout ça ? Courage, les gars. "

Évidemment, les Irakiens seront éternellement reconnaissants à M. Samaranch d'avoir obtenu, de M. Clinton, cette trêve olympique. Ils prévoient que la lutte sera très serrée entre les deux hommes pour le prochain prix Nobel de la paix.

Évidemment aussi, ils comprennent que c'est fini. Que toute bonne, chose doit avoir une fin. Qu'ils vont se faire bombarder la gueule dès lundi ou mardi, jeudi au plus tard. Que leurs maisons seront détruites. Qu'ils seront peut-être tués. Mais c'est ce qu'ils m'ont dit : " Nous sommes prêts à souffrir autant que Stojko a souffert pour gagner la médaille d'argent. "

Qu'Allah les bénisse.

L'ÉQUIPE NATION -

Parlant de Stojko certains champions sont, plus que d'autres, dépositaires de l'âme de la nation qu'ils représentent. Les Canadiens aiment voir dans Stojko la synthèse des plus grandes vertus canadiennes. Un fils d'immigrants habitué à vaincre l'adversité. Un dur chez les délicats qui s'impose à coup de quadruples loops et triples lutz. Quand on lui a reproché la veille de la finale de ne pas exploiter assez son côté féminin pour séduire les juges, Stojko a répondu qu'il n'avait tout simplement pas de côté féminin. " I'm a powerful masculine skater. " Le Canada tout entier en a frémi de mâle fierté.

Le lendemain pourtant, la médaille d'or fut remportée par un frêle blondinet qui fut le seul à exécuter un quadruple loop. Plus troublant, il s'exécuta avec la grâce mutine d'une couventine qui a décidé, ce jour-là, de surprendre son maître de ballet.

Stojko, il est vrai, était secrètement blessé au flanc ; il attendit son dernier axel pour lécher enfin son sang ; comme les grands loups des prairies, qui meurent sans jeter un cri.

Je vous ferai remarquer que ça rime, et que si je ne suis pas moi-même blessé, je gagnerai probablement une médaille en poésie, nouvelle discipline aux Jeux de 2002.

Soyons sérieux. Le Canada échangerait toutes ses médailles de Nagano contre les deux d'or qu'il n'aura pas : celle de Stojko et surtout celle de son équipe-nation du hockey masculin.

ET LA CHINOISE ? -

Je regrette cette chicane avec Nathalie Lambert, j'admets avoir un peu " overréacté ", comme disent les Bulgares, je regrette d'autant plus que la question que je soulève maintenant sur le patinage de vitesse courte piste semblera vouloir poursuivre la chicane sur un autre terrain. Il n'en est absolument rien. Cette question, que des tas de gens se posent comme moi depuis la finale du 500 mètres, est celle-ci :

Et la Chinoise ?

Je vous renvoie à cette finale du 500 mètres. Une Chinoise est en tête suivie d'Isabelle Charest qui tente un dépassement. Mme Charest tombe en entraînant la Chinoise dans sa chute, Mme Charest est justement disqualifiée, mais, je vous le demande :

Et la Chinoise ?

La Chinoise était bien placée aussi pour gagner la médaille d'or. La Chinoise, elle aussi, a travaillé fort pendant quatre ans. La Chinoise aussi avait un rêve olympique. La Chinoise aussi avait des parents qui se croisaient les doigts. La carrière de la Chinoise aussi dépend de ses résultats.

Je peux comprendre la frustration et la tristesse de Mme Charest.

Mais la Chinoise ? Ce n'est pas SON erreur.

Dans un Grand Prix automobile, le pilote victime d'une touchette peut se reprendre deux semaines après. Un cycliste entraîné par une chute est secouru, attendu, ramené dans le peloton. Dans tous les sports, sauf en curling, les athlètes ont à vivre avec le risque, la malchance, les blessures, l'incertitude.

Il me semble que les patineurs courte piste ont à vivre aussi avec l'injustice.

Me semble que lorsqu'un athlète est éliminé par l'erreur d'un autre, et la chose est coutumière dans les bousculades du patinage courte piste, on n'est plus dans les paramètres du sport. On est dans la vie de tous les jours. On est à l'hôpital avec la victime d'un accident de la route causé par un distrait, ou un chauffard. On est avec les bumpés de l'ordre social, on est dans la jungle de nos rapports sociaux habituels.

On ne joue plus.

LE BEAU -

Paraît que moins les gens connaissent la musique, plus ils aiment Vivaldi, moins ils connaissent l'opéra, plus ils trippent Puccini, moins ils connaissent la peinture, plus ils capotent sur Jérôme Bosh, plus ils sont nuls en littérature plus ils croient qu'elle est toute dans Le Petit Prince. Paraît.

J'ajouterai que moins les gens connaissent le sport, plus ils font oh, plus ils font ah en regardant le patinage artistique. Je les félicite d'y prendre autant de plaisir, je ne sais plus qui a dit qu'une paire de bottes vaut tout Shakespeare, mais ça se place bien dans une conversation sur l'art ou sur les bottes.

Si j'étais artiste, si j'étais musicien, danseur, peintre, sculpteur, poète, je serais jaloux et un peu inquiet.

Jaloux des énormes moyens dont dispose le patinage, des réseaux télé qui se disputent le privilège de le montrer, de son extraordinaire expansion depuis Katarina Witt, et de sa capacité à séduire un public incroyablement nombreux, en Amérique comme en Europe.

Si j'étais artiste je serais surtout inquiet de l'extraordinaire influence du patinage artistique sur le goût populaire. Le beau, " l'artistique " n'arrivent pratiquement, plus dans les salons, qu'en patins et notés sur six.

Tous les goûts sont dans la nature, dit-on bêtement.

Où ça, dans la nature ?

Je n'en vois plus qu'un, toujours le même, qui fait des triples axels sur une musique décorative.