Le samedi 2 janvier 1999


Le bol à soupe
Pierre Foglia, La Presse,

Je me suis levé avant ma fiancée, j'ai fait du café, j'ai mis la radio pour les nouvelles du sport, je suis tombé sur Albert Jacquard : " Ah fuck ! " Ce furent mes premiers mots de la nouvelle année. Généticien devenu militant de l'humanitaire et militaire de l'humanitant, Albert Jacquard n'en finit plus de rabâcher sa compassion pour les exclus.

Moi je voulais juste savoir si le Canadien avait gagné ou perdu à Calgary. J'ai fermé la radio. Je me suis mis à penser - aucun rapport enfin si, mais lointain - à Pierre Vallières qui est mort l'avant-veille de Noël.

Hiver 61. Je viens d'arriver au pays. Je m'ennuie à Montréal que je trouve laid et froid. J'ai toujours affaire à des épais qui n'ont rien d'autre à me dire que : " Vous êtes françâ ou Belge ? " J'ai l'impression d'être un quiz. Un après-midi, Place Ville-Marie, je feuillette une revue qui s'appelle Révolution québécoise, je parcours un article sur l'Algérie qui venait d'acquérir son indépendance. L'Algérie je connaissais, j'en arrivais ou presque. Je n'étais pas d'accord avec l'article. Il y avait un numéro de téléphone dans la revue, j'appelle :
- Vous dites des conneries. La révolution algérienne, comme toutes les révolutions, a enfanté sa propre caste d'intellectuels révolutionnaires qui n'ont rien à foutre du peuple maintenant qu'ils ont pris le pouvoir. Tout ce qui les intéresse c'est le pouvoir.

Quand j'ai eu fini de déblatérer, le gars qui m'écoutait au bout de la ligne m'a dit : " Pourquoi tu viens pas prendre un café ? " J'y suis allé. Rendu là-bas le gars m'a dit : " Pourquoi t'écris pas ce que tu viens de me dire au téléphone. " Je l'ai écrit. Mon texte a été publié dans Révolution québécoise. C'est pour ça que je me souviens, au mot près, de ce que j'ai dit. Le type s'appelait Pierre Vallières. Nous avons été amis plusieurs années. Il m'a beaucoup marqué, comme on dit. C'est par lui que je suis véritablement entré au Québec, que j'ai appris l'histoire, la petite et la grande du pays. Pour moi, Vallières, c'était et c'est toujours à la fois Che Guevara et Don Quichotte. Il voulait sauver le monde. Et ce n'est pas lui manquer de respect aujourd'hui que de dire qu'il en est mort bien avant de mourir.

En grande partie à cause d'Albert Jacquard. Mais si. Que voulait Vallières ? Comme Guevara et Don Quichotte, il voulait sauver le monde. Que veulent Jacquard et les millions de bénévoles qui font la révolution chaque jour en prétendant partager avec les plus démunis ? Ils veulent sauver le monde aussi. C'est comme ça que Guevara est devenu désuet. Et que Vallières est mort complètement superflu. Mais si. Qu'a-t-on besoin de grands révolutionnaires quand des millions dé simples citoyens se mêlent de changer le monde tous les jours ?

Mil neuf cent quatre-vingt-dix-huit aura été une autre grande année pour les humanitaires. On les a vus et entendus partout. Ils sont de plus en plus nombreux à se trouver formidables d'être aussi nombreux. Ils se passent et repassent le micro pour annoncer la grande révolution de cette fin de siècle : " les gens bien " de la première moitié de ce siècle, notables et dames patronnesses qui donnaient aux pauvres à la sortie de la messe sont devenus " gens DE bien ". La particule est censée faire la différence entre charité et solidarité. Sauf que les pauvres ne sont pas moins pauvres depuis que les gens de bien ont entrepris de leurs donner des boites de conserve. Les pauvres sont seulement plus sollicités. Il est à prévoir qu'on manquera bientôt de pauvres pour accommoder tous les bénévoles. Durant le temps des Fêtes, en particulier, les pauvres doivent faire des heures supplémentaires pour satisfaire les innombrables organisations caritatives qui les appellent à leurs secours.

Anyway. Avec tout ça je ne sais toujours pas si le Canadien à gagné ou perdu à Calgary. Vous le savez, vous ? Non, je n'ai pas remis la radio de la journée. J'ai assez peur de tomber sur un autre bilan de l'année. Je suis assez tanné des bilans de l'année... Mitch sème la mort et la destruction sur son passage. Quinze secondes d'enfer au Mexique trois villages ensevelis. Le brasier se déchaîne en Malaisie. La mère de Sarah Ferguson décapitée. Malaise chez les Spice Girls. Miss Amérique est diabétique. Michèle Richard et Mom Boucher acquittés...

Il y a une autre façon de faire un bilan qu'en ramassant toutes les chiures de l'année pour en faire un gros tas de... d'humanité. Pourquoi ne pas tirer le rideau sur les catastrophes d'hier pour ne laisser passer que le rayon de soleil qui réchauffera notre coeur, amis lecteurs ? Je vous le demande.

Laissez-moi, pour bien commencer l'année, vous raconter la belle histoire du bol à soupe Ergogrip.

Si vous êtes déjà allés dans un foyer pour personnes âgées à l'heure des repas, vous avez sans doute remarqué comme nos aînés mangent malproprement. Ce n'est pas pour les critiquer ils ne le font pas exprès je sais bien, mais wouache-wouache, c'est pas propre pareil... La réduction du personnel dans les foyers et les hôpitaux de soins prolongés ( justement dénoncée par M. Charest durant la dernière campagne électorale ), a singulièrement aggravé la situation. Faute d'infirmières pour leur donner la becquée, les vieux, tremblotant de la cuillère, se sont mis du poulet dans les oreilles et des nouilles dans le nez.

C'est en les regardant faire qu'Alexandra Lévy a eu l'idée - avec sa fille Sarah - d'un bol à soupe muni d'un couvercle prolongé d'un espèce de bec qui permet désormais aux aînés de manger leur soupe poulet et nouilles avec dignité. Dans le reportage que l'hebdo Dernière Heure consacre au bol à soupe Ergogrip, il est question d'un vieux qui mangeait si malproprement que ses enfants l'ont carrément abandonné. " Comme j'aimerais que mes enfants me voient aujourd'hui ", dit le vieux tout fier de brandir son bol Ergogrip. La photo le montre sans bavette autour du cou, son beau pull pas taché du tout. Si ses enfants lisent cette chronique, je peux les assurer que leur papa n'a plus le moindre petit morceau de poulet collé sur le menton. Cela dit, ils feront bien comme ils voudront, cette chronique ne s'est pas donné pour mission de réunir les familles, mais bien de faire entrer un rayon de soleil dans la vie de mes fidèles lecteurs.

Merci Alexandra, merci Sarah, merci Ergogrip. Merci aussi au Parti libéral du Québec et à Jean Charest sans lesquels 1998 eût été une année record pour ce qui est de la soupe renversée par nos aînés sur leur bavette.

Et merci à vous amis lecteurs d'être là, merci, par votre seule présence, de me donner jugement et sagesse.