Le samedi 2 janvier 1999


24 ans plus tard
Pierre Foglia, La Presse,

L'effet verglas. Sept petites histoires, jusqu'à samedi prochain. Des gens dont la vie a changé à cause ou grâce au verglas. Aujourd'hui une histoire d'amour, dont le titre pourrait être aussi : le monde est petit sauf à Outremont.

Geneviève a toujours habité le même immeuble de l'avenue Bernard à Outremont. D'abord au rez-de-chaussée avec ses parents qui y sont toujours. Maintenant au second. De sa fenêtre, on aperçoit le toit de la maison d'Alain, avenue Dollard. Lui non plus n'a jamais déménagé de la maison où il a grandi.

Ils entrent dans la quarantaine tous les deux. Adolescents, Geneviève et Alain faisaient partie de la même bande d'amis. Alain était très amoureux de Geneviève qui, elle, était plutôt amoureuse de Stéphane qui, lui, avait plutôt un oeil sur Camille. Geneviève avait de longs cheveux frisés qui volaient au vent quand elle passait sur son vélo Solex et le coeur d'Alain fondait comme les glaces qu'ils allaient chercher chez Robil ( devenu depuis Le Bilboquet ).

Pour les 14 ans de Geneviève, Alain s'est jeté à l'eau. Allez un peu de courage, arrivera ce qui arrivera, je lui dis que je l'aime. Il a acheté une boîte de chocolats aux cerises et il est allé cogner à la porte de Geneviève. Elle n'était pas là. Juste sa mère. Alain ne savait plus quoi faire. Il a dit à la mère : " Bon ben mettez les chocolats au froid. "

" Ça m'a tellement touchée ! " se souvient Geneviève. Tellement que ça lui a pris 24 ans pour remercier Alain ! " J'étais touchée, mais j'avais 14 ans, j'ai été paralysée par cet amour soudain qui me tombait dessus. "

Ils ne se sont jamais revus. Jamais reparlé. Le hasard, entremetteur de tant de rencontres improbables, s'est ingénié ici à faire le contraire, à faire qu'en 24 ans jamais Alain ne rencontre Geneviève. Jamais ils ne se sont aperçus même de loin, même au cinéma Outremont qu'ils fréquentaient pourtant tous les deux assidûment. Jamais Geneviève n'a croisé Alain au National Shop, le dépanneur où ils allaient acheter leurs cossins. Geneviève habite tonjours avenue Bernard, Alain toujours avenue Dollard, moins de 300 mètres les séparent, mais jamais en 24 ans, Geneviève n'est sortie de chez elle au même moment où Alain passait devant, et il est bien passé devant un milliard de fois.

Un matin - c'était en 1991 - en se levant et en ouvrant les rideaux, Geneviève a vu un type marcher dans la rue et s'est dit : Tiens, on dirait Alain. C'était lui. Il ne se doutait pas que Geneviève le regardait. Il s'en allait refaire les glaces du club de curling d'Outremont où il travaillait à cette époque-là.

Geneviève, elle, travaillait et travaille toujours à la bibliothèque d'Outremont. Le verglas est arrivé juste avant qu'on déménage les livres de l'ancienne à la nouvelle bibliothèque qui a pu servir de centre d'hébergement. Geneviève y faisait du bénévolat. Alain y allait se réchauffer. Un soir qu'il partageait une pizza avec des copains, il y a cette grande fille brune qui se plante devant lui et lui dit : " Tu ne me reconnais pas, hein ? Tu m'as déjà offert des chocolats aux cerises ! " Toute la tablée a fait Oh ! Oh ! Ah ! Ah !

L'un et l'autre n'en revenaient pas comme ils avaient peu changé en 24 ans. Plus tard, ce même soir-là, ils sont partis à pied en se racontant leur vie. Il y avait pas tant à raconter. Pas mariée. Lui non plus. Des blondes. Des amants. Elle dans les livres, lui dans le design et la rénovation. " Si tu veux venir prendre un café à la maison ", a offert Geneviève qui avait de l'électricité. Les rues étaient désertes, les arbres craquaient dans le noir, cela ressemblait à une fin du monde, mais c'était un commencement.

C'était le vendredi 9 janvier. Alain et Geneviève ne se quittent plus depuis.