Le mercredi 6 janvier 1999


Chaud et froid
Pierre Foglia, La Presse,

Des Marseillais de Boucherville avaient le mal du pays, voulaient retourner vivre à Marseille, et voilà qu'arrive le verglas. Les Marseillais trouvent refuge chez des voisins. Seize jours d'immersion dans une belle, une bonne, une grande famille québécoise et…

Et ils veulent toujours repartir. C'est bien pour dire.

Ils viennent du quartier de La Pomme à Marseille. C'est en allant vers Aubagne. La banlieue ouvrière. Et naturellement, instinctivement, en arrivant ici, ils se sont installés aussi dans une banlieue col-bleu. Boucherville. Mais c'est pas pareil ! Oh Bonne Mère non, c'est pas pareil !

Si les villes pouvaient avoir un contraire, le contraire de Montréal et sa banlieue serait Marseille et sa banlieue. Marseille, la ville la plus populo, la populeuse et la plus bavarde de France, la ville qui n'arrête jamais de parler, la ville de la " tchache ", le parler étourdissant des Marseillais, le fond sonore de Marseille.

Le conseiller à l'immigration a mal fait sa job. Au lieu de parler du froid, - c'est jamais un problème, le froid - il aurait dû parler du silence. Au lieu de dire qu'ils allaient devoir acheter des bottes chaudes aux petits, il aurait dû leur dire : " Vous allez devoir apprendre à vous taire un peu parce que vous n'aurez pas toujours quelqu'un à qui parler. Vous n'allez pas souffrir du froid, vous allez souffrir d'isolement. Au Canada, en s'isolant contre le froid les gens se sont aussi isolés des gens. "

On devrait former des conseillers à l'immigration exprès pour expliquer aux Marseillais qu'ils ne vont pas seulement changer de pays, mais de planète et que ce n'est pas évident de changer de planète avec trois enfants.

Les Hours, c'est leur nom, Jacqueline Hours et Yves Hours étaient venus en voyage de noces au Québec il y a 18 ans. Ils avaient a-do-ré. Ils se sont mis en tête de revenir y vivre un jour, ce qu'ils ont fait en 1996. Ils sont arrivés à Boucherville avec les trois enfants. " Et même pas trois mois après, raconte Jacqueline Hours, je voulais m'en retourner. Je m'ennuyais à mourir, c'était épouvantable. Personne pour parler. Pas d'amis. Les voisins bonjour bonsoir, c'est tout. Les copines au bureau, gentilles au bureau, mais à 5 h, fini la compagnie. J'ai invité vingt fois les filles de la garderie, où va mon plus petit, à venir prendre un café. Je dois passer pour une folle. Le soir je pleurais et je demandais à mon mari : " Mais où ils sont les Canadiens, dis, où ils sont ? "

Au lieu de prendre le premier bateau, les Hours ont acheté une maison. Toujours à Boucherville. Là-dessus est arrivé le verglas et comme un malheur n'arrive jamais seul, la belle-mère de 71 ans est arrivée aussi de Marseille, en visite. Ils ont tenu deux jours dans le bungalow glacé, avec un des trois enfants qui sortait de l'hôpital, avec la belle-mère qui disait toutes les cinq minutes : " Quel pays de merde ! Mais quel pays merde ! "

Le troisième jour, les premiers voisins, les Bélisle, les ont tirés de force de leur igloo : " Venez-vous-en à la maison, on a un poêle à bois. " Les Hours sont restés 16 jours chez les Bélisle, autour du Vermont Casting. À se faire des ragoûts et des bouillis dans le chaudron. Et du sucre à la crème. Les enfants couraient partout, la belle-mère continuait de ronchonner, mais c'était drôle. Ils étaient 11 empilés, avec les matelas et tout. Enfin de la compagnie ! Dieu que Jacqueline a aimé ces deux semaines-là. Si le Québec pouvait être toujours comme ça...

Hé non ! Ça arrive une fois tous 300 ans ! Quand le verglas a été fini, le Québec est redevenu comme avant : un peu froid même quand il fait chaud.

Alors voilà, la maison des Hours est à vendre. " À cause des Bélisle, on va pleurer comme des veaux quand on va partir, sûr ", dit Jacqueline Hours.

Sauf qu'elle pleurerait aussi si elle devait rester.

Comme on dit à Marseille, life sucks