Le vendredi 8 janvier 1999


Le temps arrêté
Pierre Foglia, La Presse,

Galerie de portraits. Ils se suivent, ne se ressemblent pas, sauf pour un truc : ils ne vivent plus pareil depuis le verglas...

Elle avait déjà passé une nuit chez Jean avant le " verglas ".

Il savait qu'elle avait un mari et un enfant, quelque part, à heure de routes

Le verglas l'a surprise alors qu'elle était venue faire des courses en ville. Elle a retéléphoné à Jean. Ils ont passé une autre nuit. Au matin, l'électricité a manqué. Elle a regardé l'horloge arrêtée, elle a dit que puisque le temps n'existait plus, elle avait le droit. Une autre nuit.

Le troisième matin, elle s'est ennuyée de son fils. Jean a eu besoin d'un marteau pour casser la glace sur son auto. Elle est partie.

Après le verglas il y a eu le printemps, puis l'été, Jean l'a revue quelquefois. Puis plus du tout.

L'hiver est revenu. Jean dit que pour qu'elle revienne aussi, il serait bien prêt à foutre quelques pylônes d'Hydro à terre.

LE MAGOT -

Les vrais ennemis de Bell, ce sont les écureuils. Ils rongent les câbles, l'eau s'infiltre, font des dégâts qu'on ne soupçonne pas. En 1998 aussi, le réseau de Bell a plus souffert des écureuils que du verglas. Quand même, en janvier et février c'était pas les écureuils. Alain Sévigny a été pas mal occupé à réparer les câbles brisés par les branches. Quarante-cinq jours sans congé, des heures supplémentaires tant qu'il pouvait en faire, Alain s'est ramassé un petit magot. Autour de 8000 $. Vous pensiez pas mal plus ? Vous dites ? On ne va pas loin aujourd'hui avec 8000 $ ?

C'est encore drôle. Alain est allé au Vermont essayer le super vélo qu'il s'est acheté. Il est allé au Guatemala, le lac Atitlan sur les hauts plateaux volcaniques. Il est allé aussi en Thaïlande et en Malaisie. Et il va flamber ce qui reste au printemps dans un trek au Népal.

Comme il dit, j'aurais pu m'acheter un char neuf ou des REER, mais là, c'est vrai, je serais allé beaucoup moins loin.

UNE VRAIE CATASTROPHE -

Un beau métier, inhalothérapeute. Quand on peut le pratiquer. Depuis sa sortie du cégep, Nathalie Doyon était sur la liste de rappel d'un hôpital de la région de Québec qui ne la rappelait jamais. Arrive le verglas. La régie régionale envoie NathalIe à l'hôpital du Haut-Richelieu, à Saint-Jean. Elle y découvre la médecine de guerre ou presque. En poste 12 heures sur 24, elle dort à l'hôpital sur un lit de camp de l'armée. Après le verglas, il y a eu l'épidémie de grippe. Deux mois plus tard, Nathalie ne connaissait toujours de Saint-Jean que son hôpital. À son premier jour de congé, elle est allée faire un tour sur la promenade du canal, sur le vieux pont : hé, hé, pas mal. Nathalie est restée.

Allez savoir pourquoi la région de Saint-Jean enregistre le plus haut taux de problèmes respiratoires de la province. Un petit paradis pour les inhalos si... s'ils étaient moins nombreux à sortir chaque année des quatre ( QUATRE ! ) cégeps où ils sont formés. Ils seront bientôt plus nombreux que les bronchiteux ! Nathalie est douzième sur la liste de rappel de l'hôpital. Elle travaille quand les autres sont en congé, une ou deux journées par semaine. Pas assez pour payer son loyer.

Vingt-cinq ans, un métier, pas de job. Il y a des catastrophes moins amusantes que le verglas.

DANS LE NOIR, ELLE L'A VU -

Patricia était mariée depuis trois ans avec un gars. T'sais un gars comme il y en avait " avant ", un gars à sa maman. Ramasse rien. Range rien. Lave rien. Fume comme une cheminée. Patricia avait bien essayé de le discipliner : ton T-shirt sale mets-le donc dans le panier à linge sale. Pis tu pourrais vider tes cendriers de temps en temps.

Il disait ouais ouais.

Au verglas, Patricia et son mari ont été hébergés dans une maison où il y avait déjà beaucoup de monde. Pensez-vous qu'il a fait un effort pour ramassé ses traîneries ? Qu'il est allé fumer dehors ? Qu'il a aidé pour le feu, la bouffe, le ménage ? Rien. Pas ça ! Il a même arrêté de se laver et de se raser parce qu'il trouvait trop compliqué de faire chauffer de l'eau.

Je me suis demandé ce que je foutais avec ce gars-là, raconte Patricia. C'est drôle, trois ans sans rien voir. Et là, tout à coup, dans le noir, je l'ai vu. On a divorcé.

LE DÉCLIC -

Après les vacances de Noël, Nicole avait docilement repris le chemin de la polyvalente Deux-Montagnes où elle enseignait le français. La retraite ? Elle n'aimait pas y penser.

Deux jours après la rentrée, la revoilà en congé à cause du verglas. Nicole a entrepris de ranger, de classer, de mettre à jour ses notes de cours. Elle goûtait le plaisir pépère que l'on prend à mettre de l'ordre dans ses affaires quand, soudain, en rangeant une feuille dans un classeur c'est arrivé : la retraite ! Comme ça. Même pas en claquant des doigts. La retraite était là dans sa tête. Trente-trois ans d'enseignement, fini. Plus du tout envie. Elle a appelé son mari qui était au travail ( il fabrique des autobus scolaires ) : " Devine quoi, je prends ma retraite "

T'écoeures ! il a dit.

Jaloux ! elle a dit.

TOUS RISQUES -

Le modeste cabinet d'assurances Maisonneuve - feu, vol, auto, maison - installé à Sainte-Barbe, près de Valleyfield, dessert une clientèle locale qui a été durement éprouvée par le verglas. Une clientèle qui a notamment perdu des quantités incroyables de crevettes dans ses congélateurs en panne. Un rapide relevé des réclamations pour crevettes sinistrées montre que le citoyen moyen de la région de Valleyfield consomme plus de crevettes dans une année qu'une baleine adulte.

On a moins rigolé avec les réclamations pour toits qui coulent. Il a fallu expliquer la différence entre une assurance tous risques et une assurance touriste, ordinaire, qui ne rembourse que les " bris subits ". Subit comme dans subitement. À l'évidence, les infiltrations ne sont pas subites. Elles sont graduelles et non remboursables.

Entre les experts intraitables des grandes compagnies et les sinistrés éplorés, les courtiers des modestes cabinets se sont imposés comme des conciliateurs indispensables.

" Le verglas nous a coûté cher, dit Hubert Maisonneuve, mais la majorité de nos clients ont découvert que nous étions un peu plus que des intermédiaires. Et bien entendu, nous n'avons jamais autant vendu de polices tous risques qu'après le verglas. "

TITANIC -

C'était un dimanche pendant le verglas, Robert propose à Francine d'aller au cinéma : " On est tous les deux très fatigués pourquoi on n'irait pas avec les enfants voir Titanic ? " Robert était contremaître à la Ville de Montréal, Francine était en sciences à Lionel-Groulx. Justement elle avait un examen de biologie cette semaine-là : " Faut que j'étudie Robert. On ira demain soir au cinéma, il y aura personne, c'est lundi. Je pourrai pleurer tranquille, paraît que c'est triste... "

Ce dimanche-là Robert est allé travailler. Francine a étudié sa biologie. Le lundi elle était au cégep quand on l'a demandée à l'entrée. C'était des policiers. " Votre mari s'est tué dans un accident de la route. "

" Il était tellement défiguré qu'on ne me l'a pas montré. Le verglas a fini par finir. J'ai abandonné mes études. Je ne sais pas trop ce que je vais faire maintenant. Continuer je suppose. Faut bien vivre. Il y a les enfants. "