Le samedi 9 janvier 1999


Signez ici !
Pierre Foglia, La Presse,

La ligne Hertel-Des Cantons : signez ici et fermez vos gueules...

Quand Douglas Nelson regarde par la fenêtre de sa cuisine, il voit ses terres, sa forêt, et dans le creux du premier vallon, la ferme de son père. Six générations de Nelson se sont succédé dans ce vallon. La terre épouse toujours le même contour que lorsqu'elle a été chaînée, par l'arpenteur de la Couronne britannique.

On est dans les collines qui dominent la rivière Saint-François entre Valcourt et Richmond. Des bonnes terres à céréales. Douglas élève une trentaine de Holsteins pour le lait, autant de Herefords pour la viande. La maison de ferme est modeste. Les bâtiments presque vétustes. On n'est pas chez un gentleman-farmer. Quand Douglas regarde le vallon par la fenêtre de sa cuisine, il ne dit pas : " C'est à moi. " Il dit : c'est ce que je suis. Je suis ce vallon. Je suis cette poudrerie. Je suis cette terre.

Ces jours-ci, dans le creux du vallon, sur la terre de Douglas Nelson et sur celle de son père, Hydro-Québec dresse des pylônes hauts comme des buildings de 20 étages. Bientôt quand Douglas regardera par la fenêtre de sa cuisine, c'est ce qu'il verra : quatre pylônes de 20 étages.

Douglas était à peine sorti des 24 jours de noirceur du verglas- il a perdu 15 vaches, électrocutées à cause d'une génératrice défectueuse prêtée par... Hydro - à peine sorti du verglas est arrivé le vrai malheur : cette ligne Hertel-Des Cantons qui passerait dans le vallon.

Ils sont venus, ils n'ont pas dit s'ils étaient avocats ou quoi, ils étaient arrogants, ils ont mis des papiers sur la table : signez ici. Si vous signez, c'est 23 000 $. Si vous ne signez pas, c'est la moitié. Douglas a refusé de signer. Il voulait discuter. Il voulait qu'on lui explique. Qu'on réponde à ses questions. Pourquoi pas d'audiences publiques ? Pourquoi pas d'études d'impact sur l'environnement ? Qu'est-ce qui pressait tant ? On lui a répondu que la construction de la ligne était tellement urgente qu'on n'avait pas le temps de lui expliquer. Alors ? Vous signez oui ou merde ?

Les huissiers étaient flanqués de la SQ. Deux policiers qui tenaient Douglas à l'oeil. Francine, sa femme, pleurait. Les trois enfants aussi. En bas, dans le vallon les arpenteurs traçaient le couloir de 80 mètres de large.

" Exproprié " sonne comme " exilé" dans la tête d'un fermier anglophone. La peur de l'indépendance a exacerbé leur attachement à leur terre, devenu refuge. Douglas s'est raidi chaque jour un peu plus, tétanise dans sa colère et sa douleur.

Puis sont venus les bûcherons. De la fenêtre de sa cuisine, Douglas les a regardés couper sa forêt. Dans la forêt, il y avait une prucheraie que les Nelson gardent depuis toujours en consignation, du bois pour bâtir la maison des enfants, ou pour reconstruire après un incendie par exemple. Il y avait dans la prucheraie une pruche si grande et si forte qu'ils l'avaient appelée Big Bill. Il y avait aussi un superbe ostryer ( iron wood ) et des noyers cendrés. Pour Douglas, ils étaient comme un prolongement de lui-même. Pour les sous-traitants d'Hydro, c'était des arbres à abattre comme les autres. Douglas les a vus tomber, ses arbres à faire des maisons. Il a vu les bûcherons les caler dans la boue pour assécher le terrain. Il les a vus brûler le reste. Il les a vus vidanger l'huile de leurs grosses machines et la jeter dans le champ. Il les a vus chier un peu partout.

Quand le couloir a été dégager les bûcherons sont partis. Et pendant de longues semaines il ne s'est rien passé. Alors Douglas a compris qu'on lui avait menti. Quelle urgence ? Douglas a compris qu'Hydro avait invoqué l'urgence de la situation pour bulldozer les citoyens, pour leur fermer la gueule au nom de l'intérêt supérieur de la nation, mais que l'intérêt supérieur de la nation, c'était seulement l'intérêt supérieur d'Hydro.

Quand Douglas Nelson regarde par la fenêtre de sa cuisine, il voit l'entaille vive dans ses collines. Il ne dit pas " C'est à moi. " Ce n'est pas à lui. Il dit c'est ce que je suis : " Entaillé vif ".