Le mardi 19 janvier 1999


I'm going fishing
Pierre Foglia, La Presse,

J'ai tout vu, tout enregistré, comme dans un film au ralenti. J'ai vu l'auto s'arrêter. Elle attendait que la voie de gauche soit libre pour entrer dans une cour. J'ai vu une deuxième auto s'arrêter derrière celle-là. J'ai vu une troisième auto s'arrêter. J'ai vu une quatrième auto s'en venir derrière les trois premières et je me suis dit qu'est-ce qu'il s'en vient vite ce con. Il n'aura jamais le temps de freiner. Il va leur rentrer dans le cul.

Dans cette quatrième auto il y avait un jeune homme, sa femme enceinte, et un bébé sur le siège arrière. Quand le jeune homme a vu qu'il allait frapper l'auto devant lui, il a donné un coup de volant en se disant tant pis, je prends une chance, j'essaie de passer sur la voie opposée, en priant pour que personne ne s'en vienne en sens inverse.

Mais quelqu'un s'en venait. Moi.

Dans ma vieille Mazda. Pas vite. Je ne vais jamais vite. Il y avait de la glace, et de la poudrerie. J'écoutais une de mes cassettes préférées, une chanson de Chris Rea,

So I'm going fishing

And I'm going today

Cela se passait sur Grande-Ligne, une route de campagne qui relie Iberville à Saint-Alexandre, et plus loin à Notre-Dame-de-Stanbridge. Une route à deux voies étroites. On se tue beaucoup sur les longues lignes droites de Grande-Ligne. Il n'y a pas vraiment de raison. On se tue en pensant à autre chose, on se tue par distraction, en quelque sorte. Dans la seconde où j'ai vu le type déboîter et foncer sur moi j'ai eu le temps de penser à ça : qu'il allait me tuer par distraction. J'ai eu le temps aussi d'entendre Chris Rea reprendre son refrain :

I'm going fishing

Et bang on s'est rentré dedans. La seconde d'après j'étais loin dans le champ. Chris Rea continuait sa tonne

Its sounds crazy I know
I know nothing about fishing
But just watch me go
Quelqu'un cognait à ma vitre. Ça va ? Ça avait l'air d'aller. Dans l'autre voiture aussi ça allait. Le jeune homme, la dame enceinte, le bébé derrière. Rien. Pas une égratignure. Un miracle. Il s'en venait pleine vitesse. Moi je devais rouler 80. Comment a-t-on évité le face à face ? Je ne sais pas. Je ne me rappelle pas ma manoeuvre. Lui non plus. Sa femme dit que lorsqu'elle a vu qu'on allait se frapper elle a crié Jésus comme une folle. Peut-être a-t-il entendu.

La police est venue. La dépanneuse. Le plus drôle, mais il n'y a pas vraiment de quoi rire, le plus drôle, j'allais à l'enterrement du papa de ma fiancée.

Bref, tout ça vous dit pourquoi je n'ai pas eu de chronique samedi. Pourquoi je déteste les autos. La vitesse. Et un peu la mort.

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J'ai souvent écrit ici qu'on devrait penser à la mort cinq minutes tous les jours, comme antidote au sentiment d'éternité, et pour se donner quelque urgence de vivre.

" Penser à la mort comme on fait ses abdominaux ? " se moque une sorcière de mes relations, ( Luce Des Aulniers, directrice du centre d'études sur la mort à l'UQAM ). Et la sorcière d'ajouter que " la mort ne se laisse pas prendre aux pièges de la planification, qu'elle arrive rarement comme on l'avait prévue, qu'elle est là, quotidienne, dans un graffiti, dans l'actualité. Point besoin de gymnastique codée ", me gronde-t-elle.

Bon, bon. J'essaierai de ne plus y penser.

Mais vous ne dites pas non plus de ne pas y penser, je sais bien madame.

Vous dites que, peu importe que l'on y pense ou non, on est de toute façon saturé de mort sans le savoir, comme ces vieux Européens qui sont saturés de culture, qui mettent le couteau à poisson où il faut le mettre, descendent les escaliers avant les dames, ne cachettent jamais les lettres qu'ils nous demandent de porter à un tiers, sans qu'on ait jamais eu à leur apprendre qu'il fallait faire les choses ainsi : ils le savent de toute éternité.

Vous voulez me dire madame la sorcière, que, de la même façon, chacun de nous a assimilé la mort de toute éternité.

Message reçu.

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Paradoxalement, c'est peut-être dans tes salons mortuaires qu'on pense le moins à la mort. Quand tout le monde est là, la parenté, les voisins, les amis, les conjoints, quand les conversations ricochent d'un groupe à l'autre, vers le milieu de l'après-midi à force de dire ce que le mort disait, ce que le mort faisait, le mort revit, comme si c'était son anniversaire, ou Noël, ou un party au chalet. Un rire fuse. Deux enfants se couraillent dans le couloir. Chut. Vous faites trop de bruit, les enfants. Ben quoi, réplique la plus grande avec un air de défi, ben quoi, le monsieur ne va pas se réveiller quand même.

Le curé vient faire son tour, en épicier du bon Dieu. Il réunit les ados dans un coin et les convainc d'apprendre une prière pour la réciter le lendemain aux funérailles. Il ne leur a pas demandé leur avis. Il ne leur a même pas demandé s'ils étaient baptisés. Ils ne le sont pas.

Les propriétaires du salon sont dans le bureau du fond. Ils n'ont pas l'air vrai. Timononcles embaumés dans les années 60 et installés là comme des mannequins dans une vitrine, pour faire plus morticole.

Je suis allé leur demander de mettre la télé deux secondes. Les Vikings du Minnesota menaient encore à ce moment-là. Eux non plus, les Vikings, n'avaient pas l'air de savoir que la mort est sur le toit.

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Je connaissais peu le défunt pourtant. Je dis " pourtant " parce que cela fait tout de même près de vingt ans que je vais chez lui une ou deux fois par mois. Et moi qui me pique de tout savoir d'un homme après trois secondes et demie, eh bien de celui-là, après vingt ans, je ne sais presque rien. Je ne savais même pas que sa femme l'adorait, je l'ai découvert pendant le verglas, quand ils sont venus passer quelques jours à la maison. À leurs petites attentions, leurs regards, un jour cela m'a frappé en plein front, j'ai pris ma fiancée par le bras, je lui ai dit, mais dis donc, tes parents...

Quoi mes parents ?
Mais ils s'aiment !
Ben oui. Mes parents s'aiment. Et puis ? C'est pas normal ?
Je ne sais pas. C'était pas comme ça chez nous.
Je pensais à ça au salon. Je regardais la veuve à la dérobée. Je me demandais ce qu'elle allait faire de tout cet amour-là. J'avais un poème en tête, je ne sais plus d'où il sort... une ombre qui danse, s'élance et retombe, s'élance et retombe. Et la vie qui attend au son d'un tambour à peine voilé.
Cela me revient, c'est du Anne Hébert, mais un peu déviergée.