Le jeudi 21 janvier 1999


Le courrier du genou
Pierre Foglia, La Presse,

Lorraine, de Brossard, a écrit une " Lettre aux humoristes ", qu'elle me demande de leur transmettre. Son fils s'est suicidé et Lorraine demande aux humoristes de ne plus faire de blagues sur le suicide. Si vous trouvez que ça convient, ça me ferait du bien que cette lettre soit publiée, me dit-elle.

Ce qui convient c'est qu'on en parle. Vous posez un problème de morale publique. Vous dites : Peu importe la façon dont les humoristes abordent le suicide, ce n'est jamais drôle. Vous citez un petit comique qui aurait dit : On est tellement déprimé dans notre famille qu'il y a un pendu à chaque branche de notre arbre généalogique... Je vous imagine devant la télé madame, recevant cela en pleine face. J'imagine combien ces mots peuvent résonner douloureusement dans la tête d'une mère dont le fils vient de se suicider.

J'imagine et je compatis sincèrement à votre grand malheur. Mais il faut quand même que je vous dise quelque chose que vous n'avez peut-être pas noté : le monde continue, madame. Le monde est peuplé de vivants qui ne se lèvent pas le matin avec VOTRE douleur au coeur. Avec VOS fantômes dans la tête.

Quand vous souhaitez que l'on bannisse une expression aussi anodine que se mettre la corde au cou pour parler de quelqu'un qui va se marier, ou que l'on change le nom du jeu du bonhomme pendu, ce n'est plus seulement aux humoristes que vous vous adressez, c'est au monde entier, pour qu'il change sa façon de parler. Ce n'est pas une demande très raisonnable. Ni modeste. Ni très saine. Quand la douleur devient de la morale, elle prend nom de bigoterie.

Vous prétendez que certains sujets ne se prêteront jamais à l'humour. Désolé. Tous les sujets se prêtent à l'humour. Les plus noirs font de l'humour noir, manière pour ceux qui en ont la force et le désir de rire de leur souffrance.

Vous terminez votre lettre, madame, par la plus étrange des demandes dans les circonstances : SVP, les humoristes, faites-nous rire et... respectez notre deuil.

Comment ça " faites-nous rire " ? Vous avez le goût de rire ?

OK. Je vais essayer de vous faire rire madame. Avec une blague d'autobus.

C'est un type qui prend l'autobus avec un panache d'orignal sur la tête. Le chauffeur lui demande : Bellechasse ? Non, répond le type, Beaubien.

Ah ah, vous avez souri madame, je vous ai vue.

OK. Mon histoire n'est pas finie. J'ai une amie qui s'appelle Lucile Daviau. Elle a un enfant de quatre ans. Elle avait. Il s'est fait écraser par un autobus il y a deux ans.

Et maintenant je fais quoi, madame ? Je vous donne le numéro de téléphone de Lucile pour que vous vous excusiez d'avoir souri ? Ou je vous nomme présidente de la coalition des citoyens contre les blagues d'autobus ?

AVEUX SIGNÉS - M. Alain Létourneau est scandalisé parce que j'ai dit, ici, qu'il m'arrivait de voler à l'étalage. M. Minville, de Knowlton, aussi. Et quelques autres. Mais surtout M. Létourneau et c'est à lui que je m'adresse : je suis entièrement d'accord avec vos propos, M. Létourneau. Je comprends exactement ce que vous dites. Votre tirade sur le bien sacré d'autrui. Sur le mauvais exemple donné. Sur le respect des lois... Si avant d'envoyer votre lettre, vous me l'aviez fait lire, je vous aurais dit de ne pas en changer un seul mot. Même quand vous me traitez de VOLEUR en majuscules. C'est exactement ça.

Je vous l'ai dit, M. Létourneau, quand je pique un fromage ou un livre, c'est pour le fromage ou le livre. Je ne me dédirai pas. Mais permettez-moi d'ajouter qu'il y aura aussi à partir de maintenant, le petit plaisir de vous faire chier.

RESPONSABILITÉ - M. Marcel Daoust, aborde le même sujet - le vol à l'étalage -, mais sous un angle différent, plus songé : la responsabilité. Je suis affligé du syndrome de la conscience de l'existence d'autrui, me dit M. Daoust.

Grand sujet. Beau syndrome. Pas léger. Je ne me moque pas. Le croiriez-vous, M. Daoust, en vieillissant, moi aussi je suis gagné par " la conscience de l'existence d'autrui ". Je ne dis pas " en vieillissant " pour signifier que je ramollis, mais pour m'étonner qu'il faille tout ce temps-là pour qu'un truc aussi simple que respecter la limite de vitesse en traversant un village devienne un engagement libre, un truc que l'on fait parce que c'est bien de le faire. Même attitude devant l'impôt. Arrêter de râler, de tricher. Se dire que c'est justice pour l'Autre.

C'est fou le temps que ça prend pour devenir responsable. Hélas, j'ai commencé bien tard...

ÉDUCATION - Mes professeurs, tous mes professeurs, vous trouvent insignifiant... Je suis étudiante en deuxième année de Sciences humaines au cégep de Sherbrooke. J'ai dû m'abonner à La Presse pour mon cours de politique et c'est comme ça que je vous ai découvert. Vos articles me font réfléchir. Je ne peux pas en dire autant de tous mes cours. Par exemple, je ne peux pas dire que je réfléchis beaucoup quand mon prof de sociologie se plaint sans arrêt de gagner moins d'argent que Céline Dion et que les joueurs de hockey. Ni quand cet autre nous parle de ses placements.

Vous devriez me donner les noms de vos professeurs, mademoiselle. Non, non, ce n'est pas pour les nommer dans cette chronique. C'est pour les abonner au Financial Post.

LA GRANDE QUESTION - Le 2 janvier dernier, pour placer cette année 1999, cette année de tous les anniversaires à la con, pour la placer sous le signe de la dérision, j'ai écrit mon premier texte de l'année sur un bol à soupe.

Ce ton-là : Si vous êtes déjà allés dans un foyer pour personnes âgées à l'heure des repas, vous avez sans doute remarqué comme nos aînés mangent malproprement. Ils ne le font pas exprès, je sais bien, mais wouache-wouache, c'est pas propre pareil... C'est en les regardant faire qu'Alexandra et Sarah Lévy ont eu l'idée d'un bol muni d'un couvercle prolongé d'un espèce de bec qui permet désormais aux aînés de manger leur soupe avec dignité... " Comme j'aimerais que mes enfants me voient aujourd'hui ", dit un vieillard tout fier de brandir son bol Ergogrip... la photo que j'ai devant moi le montre sans bavette et sans le moindre petit morceau de poulet collé sur le menton.

Ce ton-là, donc.

Je m'attendais à ce que ça hurle dans les mouroirs. Je n'ai eu que félicitations. Et une pompeuse lettre de remerciement de la compagnie Ergogrip qui veut faire laminer mon article.

Faut-il rire ou brailler ? La question m'aura tourmenté toute ma vie. J'ai jamais su. Vous, vous savez ?