Le jeudi 28 janvier 1999


La vie selon un vendeur de vers de terre
Pierre Foglia, La Presse,

Un soir, à Macadam Tribus ( 1 ), j'ai entendu une entrevue avec un vendeur de vers de terre et j'ai trouvé ça tellement bon que j'en ai acheté trois boites. Non, c'est pas vrai. J'ai fait venir la cassette.

Ce vendeur de vers de terre, c'est l'Homme et sa fiancée dans toute leur universelle splendeur. C'est aussi un très beau moment que l'on doit à une toute jeune pigiste, Catherine Pépin.

J'en ai tellement plein le cul des " faiseux " de sens médiatiques ( au nombre desquels je dois hélas ! me compter ) qu'il me fait immensément plaisir de montrer qu'elle délicieuse liberté peut prendre un texte dont on laisse dériver le sens.

Une autre bonne raison de vous faire jouer cette cassette : j'ai la grippe et il n'y aurait pas eu de chronique sans ce providentiel éleveur de vers de terre... ( Si j'ai encore la grippe samedi, je vous passerai une vieille chronique de Nathalie. C'est une farce, bon. )

Donc, cette entrevue avec Michel Décarie, qrossiste en vers de terre à Saint-Michel près de Châteauguay ( Les appâts Sainte-Martine ), a été diffusée sur les ondes de CBF le 15 décembre dernier. Elle est signée Catherine Pépin. Le petit air de banjo que vous entendez en musique de fond, c'est son idée aussi.

***********************

Je m'appelle Richard Décarie, j'ai 42 ans, je vends des vers de terre pour la pêche. À dix ans j'ai commencé à ramasser pour des compagnies, c'était des Portugais, on partait dans une autobus scolaire, y'avait deux autobus, c'était plein plein de monde là-dedans, on allait dans les golfs à Pointe-Claire, pis on ramassait toute la nuit des vers, des lombrics. À l'âge de 18 ans j'ai parti pour mon compte. Je suis allé voir des clients, je me suis bâti une petite chambre froide, pis j'ai continué là-dedans, ça fait 25 ans. Je suis pas un changeux. Tout le temps la même affaire.

Pis ça fait 26 ans que je suis marié, pis j'ai toujours la même femme, j'ai jamais changé. Je suis pas un changeux.

On vend à peu près dix millions de vers par année, c'est beaucoup de vers. On marche comme la crème glacée, si y fait beau on vend ben des vers, le monde va à la pêche. Si y pleut le monde vont moins à la pêche. Ça veut dire qu'on en vend moins.

J'ai des distributeurs à Sept-îles, Val-d'Or, au Lac-Saint-Jean, Baie-Comeau, Chibougamau, Québec, un peu partout dans la province de Québec. De temps en temps on en vend aussi pour le gouvernement, y mettent des vers sur des terrains propices, pour les tomates, pour la culture. En majorité, je dirais quasiment 100%, c'est pour la pêche. Mais y'a sûrement du monde qui n'en mangent. Un m'ment donné à l'Insectarium, je sais qu'y mangeaient des bibites, sûrement qui n'en n'ont mangé de mes vers. Si nos parents nous avaient habitués à manger des vers de terre quand qu'on était jeunes, peut-être aujourd'hui j'en mangerais aussi, mais j'ai pas été habitué à ça, pis j'en mangerai jamais. Tant et aussi longtemps qui va y avoir du bon manger sur la terre, je vas manger qu'est-ce qui est bon sur la terre.

( un silence )

... ben on dit jamais, c'est un grand mot jamais. Si un jour y'a pu rien à manger sur la terre, et qu'il me reste des vers, ben je vais manger mes vers. Aux États-Unis sont forts là dessus. Font des chips aux vers. Y'a des médicaments qui sont faites avec ça. Des rouges à lèvres. Y'en a qui n'en mangent en salade. Bonne chance pour eux autres. Si le monde veulent en manger dans les restaurants, ça me fait super plaisir, au lieu d'en vendre dix millions j'vas en vendre 40 millions, 50 millions. Je peux leur en vendre comme qui z'en veulent. Ça me dérange pas pantoute.

J'ai un chiffre d'affaires d'un million par année, pas si pire pour une petite entreprise. Dix cents du ver, j'en vends dix millions. C'est pas clair à moi. J'ai des camions, des personnes à payer. J'ai deux livreurs. J'ai moi ma femme mon gars. J'ai trois compteuses, un empaqueteur, pis un comptable et un gars d'entrepôt. J'ai des ramasseurs une cinquantaine de ramasseurs, y ramassent des vers la nuit

( musique de nuit )

Ils vont dans des parcs, des terrains de golf, avec une lumière de mineur, pis y ramassent des vers en grosse quantité. On creuse pas. Le ver sort de la terre, je veux dire que quand y'a une rosée, ou c'est humide, et pas trop froid, y sortent en profusion sur le dessus de la terre, on fait juste les ramasser... On a déjà pogné des vers avec deux têtes. Ça veut dire qu'un ver au lieu d'être comme un serpent, ben y fait, comme un " Y ".

On les met dans des chambres froides, on les nourrit. J'ai deux sortes de vers, le gros ver de gazon, pis celui qu'on appelle du " ver à feuille ", c'est du petit ver pour la truite, c'est acheté à Colombus, c'est pas par ici, c'est pas dans le bout, c'est Colombus Ohio dans les États-Unis.

On a une bonne sorte de ver. Ces vers là ça fait des cent ans pis des cent ans qu'on pêche avec ça. Ça va toujours se vendre des vers, ça va toujours se vendre... Mais c'est en voie de disparition par exemple. On n'en a moins. De plus en plus moins. V'là vingt ans y'avait moins de pollution, moins de couche d'ozone et y'avait beaucoup plus de vers. Aujourd'hui y mettent tellement de pesticides dans les terrains que les vers y se détruisent. Y'a vingt ans moi je ramassais à peu près 10 000 vers par nuit, une bonne nuit c'était 10 000. Aujourd'hui, une bonne nuit, c'est 4 ou 5000.

Souvent, les personnes qui ramassent, ceux qui n'ont pas trop d'expérience, il les pincent ou ils les cassent et y mettent les cassés avec les pas cassés : on prend pas de chance, on les jette.

( bruits de machine )

Je me suis faite une genre de machine. Je suis le seul qu'a ça au Québec. Je l'ai inventée. Une emballeuse de vers... J'ai fait des vers toute ma vie, pis mon garçon qu'a 19,ans s'en va là-dedans lui avec.

J'aime ça ce travail-là. Je travaille cinq mois par année, cinq mois par année pis j'en ai assez pour vivre. Je viendrai jamais millionnaire avec ça là. Je pense pas non, je viendrai jamais millionnaire. Par contre j'vas vivre bien. Enfin pas si pire. Pas si pire.

-----------------------------------------------
(1) Avec style et sans grimace MACADAM TRIBUS est à la radio ce que LA FIN DU MONDE est à la télé. MACADAM TRIBUS est animé Par Jacques Bertrand.