Le jeudi 4 février 1999


On ne voyage bien que dans les romans
Pierre Foglia, La Presse,

Je suis allé une dizaine de fois aux Indes et il m'en reste quoi ? Peu de choses. Quelques scènes de rues. La foule. Le goût frais de la menthe que le riz biriani laisse en bouche. C'est quand même un peu honteux, 850 millions de personnes, mais pas une dont on se souvienne du visage. Pas une dont on sache comment elle vit. Pas une à qui l'on puisse penser en se disant tiens, en ce moment elle est en route vers son travail, c'est elle, là voyez, dans la grappe humaine, sur un marchepied du train de banlieue qui entre en gare de Bombay...

C'est pour cela que je prétends qu'on apprend plus dans les romans que dans les voyages. Vous vous rappelez La Storia, cette grande saga d'Elsa Morante sur l'innocence, la persécution et la mort ? La Storia qui mêlait l'histoire des gens et l'Histoire du pouvoir comme le font aussi Les Misérables, et Guerre et Paix et Dickens avec David Copperfield ?

C'est un livre comme ça que je viens de lire. Sur l'Inde. Je suis allé une dizaine de fois en Inde, mais si vous m'aviez demandé à brûle-pourpoint, cout'donc, Indira Gandhi, était-ce une bonne personne ou une salope ? J'aurais même pas su. Maintenant je sais. Maintenant je connais Maneck l'étudiant, Om son copain tailleur, Dina leur tante, je connais plein d'Indiens, qui vivent dans un quartier populaire de Bombay, je sais comment ils naissent, comment ils meurent et un peu ce qu'ils font entre les deux, et je sais ce qu'ils pensent d'Indira Gandhi : une sacrée pute, une sacrée semeuse de mort.

J'ai fait la connaissance de ces gens-là grâce à un type qui s'appelle Rohinton Mistry qui a écrit un roman qui s'appelle L'Équilibre du monde. Sept cents pages aussi foisonnantes d'humanité qu'un train de banlieue qui entre en gare de Bombay. Une fresque. Un souffle. Une grande histoire.

L'équilibre du monde a gagné le Booker en 96, ( le Goncourt des anglophones ). En 96 toujours, le Los Angeles Times l'a aussi choisi meilleur livre de l'année. L'auteur, Rohinton Mistry, est canadien, il vit à Toronto. Mais il est né à Bombay où il a étudié les maths avant d'immigrer au Canada.

Je vous dis souvent que les livres sont chers. Celui-là aussi. Mais un sacré bon rapport qualité-prix quand on calcule ce que ça coûte pour aller dix fois aux Indes.

ÉCRIRE L'INTELLIGENCE - Depuis quatre mois, le roman de Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, divise la France en pro et en contre Houellebecq. Pour les uns génial, pour les autres ignoble. Moi je ne sais pas. J'ai trouvé ça pas mal. Un peu froid. Mettons que le désir considéré comme un délit n'est pas un thème très euphorique ! Ni très nouveau. Me semble que Platon disait déjà que le cul était un empêchement à la maîtrise de soi, et n'est-ce pas ce que dit aussi notre bon pape ?

Si on se masturbe beaucoup dans le livre de Houellebecq, c'est, paraît-il, pour signifier le non-avenir de l'Homme et de sa fiancée. Mais mon sentiment est que Les Particules élémentaires nous parlent plus des lendemains de la littérature que de ceux de l'Homme. Sans aborder directement le sujet de la littérature, la facture elle-même du livre laisse entrevoir un bel avenir à l'hypertexte, à l'écriture " d'emboîtement ", ou pour employer le terme d'Internet, à l'écriture en réseau qui ne donne rien à lire et tout à naviguer. Une écriture qui cesse de " faire de la littérature comme avant " pour devenir technologie de l'intelligence. Freakant, mon vieux. Déstabilisant. Et passionnant. Peut-être un début de réponse à la grande question de l'heure : Internet donnera-t-il naissance à une nouvelle littérature ?

Voui.

LE NORMATIF - J'ai reçu ( sans l'avoir demandé ) le Dictionnaire historique du français québécois, le genre de truc qui irrite les " normatifs", mais qui à aussi impatienté ma fiancée pourtant de nature peu normative. Elle n'a d'autres normes que celles héritées de sa mère : si les mots que dit sa mère sont dans le dictionnaire, c'est bon. Sinon c'est nul.

- Va donc voir " reinquier ". Des fois quand maman a mal au dos, elle dit " j'ai mal au reinquier ", j'ai mal au dos.
- Y'a pas de reinquier, bébé.
- Ça commence mal. Va voir gribiche ou grébiche.
- Pas de gribiche ni de grébiche, mon amour.
- Va voir cossin.
- Non plus. Pas de cossin.
- Ton dictionnaire est un dictionnaire de moumoune. Va voir moumoune.
- Pas de moumoune.
Moi aussi ça m'a étonné qu'on n'y trouve pas moumoune. D'autant plus que l'auteur, Claude Poirier, avait joliment commenté l'agacement des normatifs à la parution de son livre en disant : " Les Québécois ne sont encore pas tous très à l'aise avec le fait qu'ils existent. "
Justement, moumoune aurait dû être là.

OUBLIEZ ÇA - La dernière fois que j'ai chroniqué livres, je vous ai parlé d'un pastiche de La Première Gorgée de bière, pastiche que je n'avais pas encore lu, La Première Gorgée de sperme. Oubliez ça. Décevant. Ni cochon ni drôle. L'écrivain célèbre qui se cache derrière ce truc-là est aussi bien de rester caché.

TROUBLANT - Ginette Guindon, bibliothécaire spécialisée en littérature jeunesse, celle-là même qui m'avait fait découvrir Sudie ( un bonheur de livre comme il en arrive un par siècle ), Mme Guindon m'a fait parvenir Mon amitié avec Tulipe, de la Britannique Anne Fine. L'histoire de deux copines dont l'une tyrannique, et même carrément criminelle, subjugue l'autre. Un thème étonnant dans la littérature jeunesse : la pure méchanceté. Ce n'est pas le direct au coeur de Sudie, mais les enfants ( 11 et 13 ans ) à qui j'ai prêté Mon amitié avec Tulipe ont adoré.

PETITE MERVEILLE - Pour finir, un autre album jeunesse, traduit de l'allemand, Le Collectionneur d'instants. Un peintre laisse les clefs de son atelier à jeune garçon qui découvre la poésie. Magnifique livre d'art. Un autre de ces livres qui s'adressent à l'enfant en nous. Plutôt qu'à l'enfant à côté de nous. Qui de toute façon s'en font. Mais si, mais si. Que fait l'enfant à côté de vous en ce moment ? Il joue à Super Kong Pétard ? C'est ce que je vous disais. Se contrecrisse de l'art et de la poésie.

NOTA BENE - Par ordre d'apparition dans cette chronique :
L'Équilibre du monde, Rohinton Mistry, Albin Michel.
Les Particules élémentaires, Michel Houellebecq, Flammarion.
Le Dictionnaire historique du français québécois, Les presses de l'université Laval.
La Première Gorgée de sperme, anonyme, éditions Blanche.
Mon amitié avec Tulipe, Anne Fine, édition Médium.
Le Collectionneur d'instants, Quint Buchholz, édition Milan.