Le samedi 13 février 1999


Petites histoires d'amour
Pierre Foglia, La Presse,

Vous vous rappelez quand on était petit et qu'on arrachait les ailes des mouches ? Je connais une fille comme ça. Les ailes arrachées. Deux yeux noirs plantés dans sa face blême comme deux olives noires dans une pizza médium. Une fille en chien de fusil qui dessine des chats. Une fille au sourire si bref et douloureux que, lorsqu'elle sourit, c'est comme si on ouvrait et refermait très vite un couteau.

Je connais une fille qui n'a vraiment rien à foutre de la Saint-Valentin. C'est quand même pour elle mes histoires d'amour d'aujourd'hui.

LA MAMIZELLE - L'été dernier, pendant la Coupe du monde, j'étais dans un hôtel, en banlieue de Paris, où séjournaient de jeunes Africains. Il y avait, pour renseigner les clients à la réception, une madone frêle et blonde dont Mustapha est tombé amoureux au premier regard.

Si vous plit mamizelle, pour le mitro ?

Elle répondait sans le regarder : " Deuxième à droite en sortant ".

Morci mamizelle.

Je me suis lié avec Mustapha à la cafétéria. Il est venu quelques fois frapper à ma porte. Il s'asseyait sur le lit. " Et puis, comment va l'aimée ? Toujours aussi distante ? " Il levait les yeux au plafond. C'est lui qui l'avait baptisée " l'aimée " en m'expliquant que le Coran accordait quatre épouses à l'Homme, une pour être sa mère, une autre pour servir d'hôtesse et accomplir les tâches ménagères, une autre pour être sa maîtresse, et une quatrième enfin : l'aimée. Quand j'ai demandé à Mustapha quelle différence il y avait entre les deux dernières, il m'a répondu que cela ne se comparaît même pas. La maîtresse était un jouet. L'autre une reine.

Je me suis permis de rapporter à la jeune fille de la réception que si elle le voulait, elle pourrait être reine à Bamako. Elle a eu la gentillesse de sourire. À sa visite suivante Mustapha m'a avoué qu'il était allé aux putes.

Et ben tu vois, lui ai-je dit, c'est exactement ça l'avantage du visa de tourisme sur le Coran. Le visa ne te donne droit à aucune des quatre épouses du Coran, mais te permet toutes les putes que tu voudras.

MERCI POUR LES FLEURS - J'étais séparé depuis peu. C'était la Saint-Valentin et mon jour de sortie avec les enfants. En allant les reconduire je m'étais engueulé avec ma femme. J'avais levé le ton. Elle avait claqué la porte en disant qu'elle allait appeler la police. Dans le taxi qui me conduisait au Forum je me sentais petit et nul comme une savonnette de motel cheap dans son papier mouillé.

Tout de suite après le match, nous partions pour Atlanta où le Canadien jouait le lendemain. À Dorval, un de mes confrères qui venait de se séparer aussi était accompagné de sa femme. Cramponnés l'un à l'autre, ils n'arrêtaient pas de se bécoter. Je remarquai un gros bouquet de fleurs sur la valise de mon confrère. Au moment de se laisser, ils se chamaillèrent amoureusement à propos du bouquet. Elle voulait absolument qu'il le prenne, elle joignait les mains pour le supplier, j'assistais à la scène de loin. Dans l'avion, le confrère me confirma qu'il s'était réconcilié avec sa femme à l'occasion de la Saint-Valentin.

Le bouquet reposait sur ses genoux. Il le déposa sur les miens pour aller pisser.

Nous sommes arrivés à l'aéroport d'Atlanta vers deux heures du matin. Une jeune femme attendait dans le hall. Je la vis s'élancer et se jeter dans les bras de mon confrère. Deux ou trois joueurs se sont mis à siffler. Quand je suis passé à côté du couple j'ai entendu la fille qui disait merci pour tes fleurs.

L'AMOUR D'UNE MÈRE - C'était un de ces hommes roses tombés dans le féminisme comme Obélix dans la potion magique. Il voyait dans la femme un remède universel contre les guerres, la faim dans le monde, l'injustice, la folie des hommes en général. Il était si farouchement convaincu que la femme était l'avenir de l'homme, il était si entièrement féministe, que je le soupçonnais de se scotcher des kotex trois jours pas mois, par solidarité.

Il sévissait à l'époque dans une revue qui traitait de la modernité critique et je ne sais trop comment, nous avons partagé la même chambre de motel à l'occasion d'un atelier d'écriture à Rivière-du-Loup.

On a parlé civilement de toutes sortes de choses, il était plutôt bien disposé à mon égard jusqu'à ce que la femme de ménage vint nous demander la permission de terminer le ménage de la salle de bains. Elle procéda rapidement et disparut.

Wow, le cul ! dis-je, comme on dit entre gars quand c'est le cas. C'était le cas.

Il en fit tout un fromage. Il m'a dit : et si c'était de ta mère qu'on avait dit cela ?

Justement. Ma mère a été femme de ménage toute sa vie. Je l'ai vue un milliard de fois à genoux, les reins creusés pour frotter des planchers. Mais je me rappelle surtout ses mains, rouges et crevassées. Elle avait aussi des sacrées oreilles. Elle était dans son village en Europe. Moi j'étais ici, en Amérique. Je toussais. Elle m'entendait. Elle m'appelait : t'es malade ? Non, je tousse un peu. Va voir le médecin, c'est pas normal de tousser à ton âge. Un mois plus tard : T'es allé voir le médecin ? Oui, j'ai rien. Rien t'es sur ? Je te jure. C'est pas normal à ton âge.

PAINTED LADY - C'est le nom d'un restaurant dans une petite ville du Mass, Painted Lady. Un couple dans la quarantaine. Je déjeunais à la table voisine. Ils ne se parlaient pas. Mastiquaient leurs toasts dans un silence arctique. Quand la serveuse s'est arrêtée à leur table - is everything OK ? - hop, ils se sont animés comme des figurines de boîte à musique quand on ouvre le couvercle. Délicieux, merci. Quelle belle journée. Ils parlaient tous les deux en même temps. Excuse-moi chérie, je t'ai coupée. Mais non, je t'en prie. Je disais donc que nous sommes venus de Virginie pour voir votre beau pays...

La serveuse s'est éloignée. Le couvercle est retombé. Le couple s'est éteint.

Plus tard, la serveuse est revenue. More coffee ? Le couple a ressuscité. Ils se sont remis à caqueter, à se prendre à témoins, à se sourire.

Ils sont partis. Je les ai vus passer en auto par la fenêtre. Tout droits sur leur siège, deux pingouins sur un bout de banquise.

J'ai déjà été un couple-pingouin comme celui-là. Qui ne sentait plus rien. Ni le vent, ni la pluie. Un couple plogué sur les waitress. J'ai déjà été un couple banquise. Des fois le matin quand j'y repense, je regarde ma fiancée et je vérifie : ragazza mia, je t'aime. Elle ne répond rien. Mais c'est pas du silence.