Le mardi 16 février 1999


Non, c'est pas normal
Pierre Foglia, La Presse,

On n'entre pas au Canada comme dans un moulin, on n'y vient pas travailler sans un permis spécial, un immigrant et un touriste c'est pas pareil, et malgré quelques incidents, en général les choses se passent normalement dans les bureaux d'Immigration Canada à Dorval et à Mirabel... Je viens de vous résumer dans la langue de bois des fonctionnaires du ministère de l'Immigration ce qu'ils ont dit à mon collègue François Berger qui signait un papier sur les visiteurs français à la une de notre journal, jeudi dernier.

Sans doute. En général, les choses se déroulent comme elles doivent se dérouler, selon les règlements et les lois en vigueur. En général, les avions ne tombent pas, les jeunes ne se suicident pas, les enfants mangent à leur faim au Canada, etc. En général. La langue de bois parle toujours " en général ". Sauf que les problèmes sont, par nature, particuliers. Quand des politiciens, des fonctionnaires, des flics, des responsables refusent considérer un problème qu'on leur imputerait, ils se dépêchent de ramener le particulier au général. De noyer l'incident dans l'océan de la normalité. On traite des milliers de cas, nous dit-on, alors c'est normal qu'il y ait des incidents.

Ça dépend du genre d'incident. Et de leur fréquence. On n'entend parler de rien pendant dix ans et tout d'un coup ça déboule. C'est pas normal. Renvois de visiteurs dont la bonne foi ne pouvait être mise en doute, qui ne venaient pas travailler, ni vivre illégalement au Canada. Fonctionnaires irascibles qui passent les menottes, qui incarcèrent. Pas normal.

Il y a aussi les gens qui attendent de l'autre côté des portes. On les fait poireauter des heures sans les avertir que leur " visite " est retenue dans les bureaux d'Immigration Canada. Quand on daigne enfin les mettre au courant, lapidairement, comme s'ils étaient les complices d'un crime, c'est souvent pour leur apprendre que la personne qu'ils attendaient est déjà dans l'avion du retour. Pas normal.

Un fonctionnaire qui après avoir décidé du renvoi d'un visiteur, le nargue en lui disant : " Certains de mes collègues vous laisseraient entrer, mais pas moi, MOI je ne veux pas de vous ici ". Pas normal. Et même, au-delà du cas particulier, l'incident questionne la normalité : est-ce normal de conférer autant de pouvoir à un simple fonctionnaire ?

Je m'adresse encore à vous, madame la ministre de l'Immigration. Question hypothétique : croyez-vous qu'il est possible qu'un fonctionnaire anglophone, un peu xénophobe, harcèle les visiteurs français parce que, parce que rien, parce que ces choses-là arrivent, c'est tout ? Ou est-ce seulement quand ce genre d'histoire est rapportée dans The Gazette qu'elle émeut Ottawa et le Canada ?

Les gens de votre cabinet ne feront pas enquête, c'est ce qu'ils ont dit à mon collègue. Très bien. Peut-être n'est-ce pas nécessaire. Peut-être qu'il suffira, effectivement, de rappeler à l'ordre les quelques agents qui jouent au cowboy à Dorval et Mirabel. Ce que j'ai moins apprécié, c'est que vos gens aient dit à mon collègue qu'ils ne feraient pas de chasse aux sorcières sur la foi de dénonciations anonymes. Je suis contre la chasse aux sorcières aussi, mais je ne comprends pas " ANONYME ".

Le premier cas dont nous avons parlé ici s'appelait Céline Spigarol, une jeune fille de Toulouse. Renvoyée bêtement chez elle. J'ai ses coordonnées et celles de sa parenté au Québec. Rien de moins anonyme que cette jeune fille qui a été maltraitée, terrorisée.

Puis il y a eu le cas Bruno Bresson. C'est à lui que le fonctionnaire a dit : "D'autres de mes collègues vous laisseraient entrer, mais MOI, je ne veux pas de vous ici ". Je peux vous mettre en contact avec son avocat si vous y tenez.

Le cas Philippe Guézou a été rapporté par une collègue qui peut très certainement le retrouver.

Les deux étudiants dont j'ai parlé la semaine dernière ne m'ont pas autorisé a publier leurs noms, mais je suis certain qu'ils n'auraient aucune objection à vous dire deux mots, madame la ministre. L'une étudie à Laval, l'autre au Collège français à Montréal. Par la faute de vos gens, il leur en a coûté 2000 $ de billet pour aller chercher un papier à l'ambassade du Canada à Paris.

L'ex-agent de votre ministère qui soutient qu'un tiers de ses ex-collègues étaient racistes était, jusqu'à tout récemment, directeur des communications d'un organisme caritatif. Je n'ai aucune raison de le nommer ici, mais je peux lui demander de vous appeler et il le fera certainement.

Et Mme Turcot, la comédienne, qui a attendu des heures à Dorval pour se faire dire que son visiteur était déjà dans l'avion qui le ramenait en France, Mme Turcot qui a été rudoyée aussi par vos gens, elle n'est pas anonyme quand même, Mme Turcot ? Ce n'est pas parce que vous n'avez jamais daigné répondre à sa lettre qu'elle n'existe pas, Mme Turcot.

De la même façon, ce n'est pas parce que vous niez le problème qu'il n'y en a pas.

MALADES DE DROIT DIVIN - Quand on parle des urgences, qu'on brasse des millions et des grandes idées autour de la santé, des soins à domicile, des CLSC, des médecins surchargés qui démissionnent, vient toujours un moment, dans cette discussion très dense, très émotive, très " mon dieu mon dieu qu'allons-nous faire ", dans ce débat inextricable et songé, arrive toujours le moment où quelqu'un dit : " Évidemment, si tous les gens qui ont la grippe, ou qui ont un peu mal au ventre, ou un peu mal au pied, voulaient bien se soigner chez eux au lieu de se garrocher dans les urgences, le problème serait aux trois quarts réglé. "

Ah bon !

Ben d'abord le problème n'est pas dans les hôpitaux. Il est dans la société. Faut soigner la société. Faut soigner la peur de mourir.

Je nous entends parler de santé et je deviens instantanément agacé. Nous sommes des malades de droit divin. L'État peut nous fourrer sur n'importe quoi, sur l'éducation, la culture, la justice sociale, mais touche surtout pas à mon hôpital. On a la culture en phase terminale, craignez pas on n'ira pas encombrer les couloirs des bibliothèques. On a l'environnement fucké, pas grave, amenez d'autres porcheries, d'autres motomarines. On a le goût souffreteux, le jugement nécrosé, on a l'art mongolien, pas grave, on est assez ben icitte.

Mais qu'on tousse juste un peu ! Eh monsieur ! Docteur, vite, docteur !

Je nous entends parler de santé et je revois dans un hôpital de Bagdad cette mère silencieuse qui berçait son enfant mort.