Le samedi 6 mars 1999


Les yeux des barbares ne sont pas noirs
Pierre Foglia, La Presse,

Il y a des gamines, ooola, j'te dis pas mon frère. Pas celle-là. Celle-là a 21 ans et tu peux pas penser mal. Une pâtisserie orientale. Un truc au miel.

Tu penses sucré. Tu penses Schéhérazade, la fille qui racontait des histoires au roi pour pas mourir. Dans cette chronique, elle va raconter son viol. Pour pas mourir, peut-être aussi.

Donia est née ici de parents maghrébins. Elle ne précise pas si c'est le Maroc, l'Algérie ou la Tunisie parce que si ses parents la reconnaissaient, ce serait épouvantable. " Si ma mère savait que j'ai été violée, elle serait détruite. C'est pas seulement le viol, c'est la virginité, j'étais vierge. Faut être musulmane et arabe pour comprendre. La perte de la virginité est une tache qui salit aussi les soeurs et la mère. "

C'est arrivé un lundi soir. Donia revenait de son cours à l'université de Montréal. À deux pas de la maison où elle habite avec ses parents, un type est sorti de la ruelle. Il avait un revolver. Un bas sur la tête. il l'a entraînée dans la ruelle. Il a dit : " Ça tombe bien, t'es en jupe. " Pour qu'elle ne crie pas, il a enfoncé le canon du revolver dans sa bouche. Quand ça a été fini, il a dit : " Crisse ton camp. "

Sa mère était couchée, son père regardait la télé. Elle a jeté ses vêtements, pris une douche. Puis elle appelé sa meilleure amie. Et là, là, elle a pleuré.

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Des fois, je voudrais n'en avoir jamais parlé à personne. D'autres fois, j'ai envie que tout le monde sache. Croyez-vous que c'est utile de raconter mon histoire ?

Utile ? Je ne sais pas.

La racontez-vous seulement parce que c'est la journée de la femme lundi? Qu'est-ce qui vous intéresse dans mon histoire, M. le journaliste ? Si tu savais, jeune fille, comme je me soucie de la journée de la femme. Ce qui m'intéresse dans ton histoire, c'est qu'elle est arrivée.

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Le lendemain matin, Donia a pris une pilule pour ne pas tomber enceinte. Puis elle est allée à ses cours. Elle étudie en économie à l'université de Montréal. Jusque-là, sa vie était toute simple. La famille. Les copines. Les études. Le travail dans un centre téléphonique de service à la clientèle. Une journée de bénévolat par semaine à la maison Ludovic qui accueille des sidéens.

Le lendemain et les jours suivants, la vie continuait exactement comme avant. Mais la perspective avait changé. Ça continuait de très haut, comme lorsqu'on survole un désert en ne pensant à rien.

Elle a voulu faire annuler son cours du lundi soir. Celui qui la faisait rentrer tard. La période d'annulation sans frais s'étant terminée la veille, elle est allée expliquer son cas dans le bureau de la directrice de la faculté des arts et sciences.

Je me suis fait violer a dit Donia. Et elle s'est mise à pleurer.

Vous comprenez que ça me prend une preuve a dit la directrice.

S'cusez-moi une seconde, Mme la directrice. Une preuve comme quoi ? Un linge avec un peu de sperme dessus, c'est bien ? Ça va ?

Bonne élève d'habitude, Donia à raté ses examens de mi-session. Elle a demandé une faveur à ses profs : de la juger plutôt sur l'examen final. Tous ont accepté, sauf un qui lui a fait un peu la morale : " Vous savez mademoiselle, dans la vie, il faut apprendre à dealer avec les hauts et les bas. "

S'cusez moi une seconde, M. le professeur. Supposons. Un soir, vous tombez sur deux névropathes qui décident de s'amuser un peu avec vous. Pendant que l'un en fonce le canon de son revolver dans votre bouche, l'autre vous sodomise. Est-ce là, dans ce que vous nommez " les hauts et les bas de la vie ", est-ce là un bas ?

Donia est aussi allée chercher de l'aide au centre pour victimes d'agression sexuelle du CLSC Métro. Une thérapeute lui a dit qu'on allait la rappeler pour lui donner rendez-vous, Donia a insisté : surtout ne m'appelez pas à la maison. Quelques jours plus tard, son père l'apostrophe. " Y'a une Claire du CLSC Métro qui a téléphoné. Elle voulait te parler. Quand je lui ai demandé à quel sujet, elle m'a dit que c'était confidentiel. Elle a dit : c'est à votre fille de décider si elle veut vous parler de son problème ou pas. Quel problème ? T'as des problèmes ? "

Enfin, trois mois plus tard, pour classer l'affaire dans sa tête, Donia est allée porter plainte à la police du quartier.

Pourquoi venez-yous seulement maintenant ?

Parce que c'est seulement maintenant que je me sens capable de raconter.

On l'a référée à l'escouade des agressions sexuelles, Place Versailles. " L'inspecteur qui m'a écoutée a été super gentil, super délicat. C'est drôle à dire, à part mes amies, les personnes qui ont été les plus compréhensives, celles qui m'ont le moins heurtée, ont été des hommes. Cet inspecteur. Mes profs. Le docteur qui m'a examinée au CLSC, le docteur Dalton je crois, dieu sait que je n'avais pourtant pas envie d'un examen gynéco. "

" Ce sont des hommes qui ont été les gentils. Mais c'est aussi un homme qui m'a violée. Je peux vous poser une question naïve, M. le journaliste ? Comment fait un gars pour bander avec une fille qui veut pas ? "

Je ne sais pas mademoiselle. Mais je connais un poète, Saint-John Perse, qui se pose la même question que vous... Tant de douceur au coeur de l'homme se peut-il qu'elle faille à trouver sa mesure ?

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J'ai bien réussi mes examens de fin d'année. Puis je suis partie en vacances, au pays de mes parents. Je me suis lavée dans la mer. Entourée de gens qui ne savaient pas, je suis redevenue comme avant. Avec de temps en temps un doigt d'acier qui arrêtait mon coeur de battre : un test du sida m'attendait en revenant.

J'ai passé le test. Je n'avais rien. J'ai été follement heureuse en apprenant que je n'avais rien. En même temps, j'étais furieuse d'être heureuse que mon malheur ne soit pas total.

Cela a fait un an le 16 février.

Je suis normale. Mais des fois, je me dis que ce n'est pas normal d'être normale. Je ne demande s'il n'y a pas en moi une bombe a retardement.

Tout ce qui me reste à faire encore, c'est trouver le courage de retourner dans la ruelle, à la clôture où ça s'est passé.

Et puis aussi, j'aimerais voir les yeux du type.

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Qu'est-ce que tu crois, jeune fille ? Les yeux des barbares ne sont pas noirs. Ils sont bleus ou bruns. Ou verts. Ou pers. Comme les yeux de la directrice de la faculté des arts. Comme les yeux du prof qui a des hauts et des bas. Comme les miens.