Le samedi 13 mars 1999


Thomas est mort de tout ça
Pierre Foglia, La Presse,

Environ 200 adolescents se suicident par année au Québec. Comme nous sommes de grands sportifs, nous ajoutons volontiers que c'est là un record du monde.

Deux médecins, le Dr Pierre Bégin et sa femme Doris Adem, m'ont posé, cette semaine, une question un peu moins frivole. La question : Et si les enfants qui se suicident étaient malades ?

Je n'ai pas allumé tout de suite. Malades ? Sûrement. Malades de l'âme. Déprimés.

Non, non, ont corrigé les deux médecins. Biologiquement malades. Malades d'une maladie psychiatrique qui s'appelle la dépression. Plus précisément une forme de dépression, majeure, particulière aux adolescents, identifiée par les pédopsychiatres depuis dix ans seulement, une maladie qui touche de 5 à 10 % de tous les adolescents.

Je n'allumais toujours pas. Les ados qui se suicident souffrent de dépression. Bon. pis après?

Pis avant, monsieur Foglia. Il n'y a pas d'après. Demandez-vous si, avant de mourir, ces enfants qui étaient malades ont été soignés.

La réponse est non.

La plupart des 200 enfants qui se suicident au Québec chaque année meurent faute de soins. C'est la scandaleuse réalité.

Pas soignés ? Permettez. La plupart sont pourtant suivis par des psychologues, voire par le médecin de famille. Ceux qui sont signalés à la Protection de la jeunesse sont pris en charge par des intervenants. Ajoutons la travailleuse sociale de l'école, le prof, les parents, les amis, les tribunes téléphoniques spécialisées. Bref, la plupart des jeunes qui se suicident ont été « suivis » à un moment ou l'autre de leur maladie.

Suivis, peut-être. Soignés, très rarement. Le Dr Doris Adem venait de lever le ton. Suivis, parce qu'ils dérangent. Les symptômes de la dépression majeure de l'adolescent sont dérangeants. Agressivité. Colères. Décrochage. Refus de s'intéresser à quoi que ce soit. Crises à répétition, parfois violentes. Les ados malades de dépression dérangent. Alors on les traite comme des délinquants. L'approche psychosociale. Le suicide considéré comme un trouble de comportement. Alors qu'on est devant une maladie.

Et vous croyez, docteur, que l'approche médicale changerait quoi que ce soit ?

On ne sauve pas tous les enfants atteints de leucémie, M. Foglia, mais on en réchappe de plus en plus. Et cela grâce aux progrès réalisés en hématologie. Grâce aux progrès réalisés dans le traitement de la dépression, grâce à une médication de plus en plus pointue et efficace, ( les antidépresseurs ), on pourrait sauver beaucoup d'ados suicidaires. Encore faudrait-il qu'ils soient référés à un psychiatre, idéalement à un pédopsychiatre. Mais c'est là le grand scandale, 200 ados se suicident par année au Québec, et très très peu d'entre eux ont vu un psychiatre avant de mourir.

Ils meurent faute de soins. Ils meurent de négligence. Notre négligence.

Je suis médecin généraliste a dit le docteur Doris Adem.

Je suis médecin généraliste a dit le docteur Pierre Bégin.

Notre fils Thomas s'est suicidé en 1994. Il avait 14 ans. Il souffrait d'une dépression majeure.

Je n'ai rien vu, dit le docteur Adem, sa mère.

Je n'ai rien vu, dit le docteur Bégin, son père.

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À l'époque, cette Chronique avait rapporté la mort de Thomas. Un enfant dans des souliers d'homme, c'était le titre.

Vous vouliez dire que notre fils est mort parce que la marche lui semblait trop haute, M. Foglia. Faux. Il est mort parce qu'il était malade et qu'on ne l'a pas soigné.

Thomas est mort de notre ignorance à nous, ses parents, des médecins. Nous avons pris sa maladie pour un trouble de comportement. Nous n'avons pas réalisé que notre enfant souffrait terriblement. Nous n'avons pas identifié les symptômes morbides de la dépression.

Thomas est mort aussi du refus des intervenants du DPJ de le faire voir à un psychiatre.

Thomas est mort en chute libre dans le gouffre qui sépare l'approche psychosociale de l'approche médicale.

Thomas est mort du criminel refus du système à admettre que la dépression est une maladie qui se soigne, se contrôle à tout le moins, comme n'importe quelle autre maladie, avec des médicaments.

Thomas est mort du silence de la société. Deux ados se tuent en ski, hop on s'interroge sur la dangerosité de la pente. Un autobus scolaire écrase un enfant, enquête publique sur les autobus scolaires. Douze accidents de bicyclette, ti-casque Chevrette impose le casque. Deux cents ados se suicident par année, on les balaie sous le tapis de la fatalité.

Thomas est mort des lenteurs de la Commission des droits de la personne. La semaine dernière, on a applaudi la Commission d'avoir mis en tutelle les centres jeunesse des Laurentides. Sauf que la même commission avait déjà constaté que c'était le bordel en 1993. Et n'avait pas levé le petit doigt. En 1995 la Commission repointait ce qu'elle appelait elle-même « des problèmes récurrents ». Et à nouveau en 1997. Il a fallu attendre la semaine dernière pour quelle bouge. Thomas est mort en 1994 de la mauvaise évaluation d'un intervenant de ce même DPJ des Laurentides. Après sa mort, le docteur Adem a exigé une enquête « pour faire respecter les droits de son fils ».

Un enfant mort n'a plus de droits à faire respecter, lui a brillamment répondu la vice-présidente de la Commission.

Thomas est mort et après lui, 800 autres ados, 200 par année, depuis 1994.

Thomas est mort et après lui Yanik Boukala-Lacombe, le 8 décembre 1997 au centre jeunesse Laval, alors qu'il avait fait une tentative l'avant-veille. Il n'a jamais été vu en psychiatrie.

Thomas est mort et après lui Érika Laflamme, à Notre-Dame de Laval. André Berubé. Valérie Bouillon. Patrick Desormeaux. Tous suicidés. Tous placés sous « la protection du ministère de la Santé et des Services sociaux » qui leur a pourtant refusé des soins psychiatriques.

Depuis quatre ans, les parents de Thomas se battent sur tous les fronts pour que les psychiatres évaluent les ados en état de crise dans les centres jeunesse. Pour que les médecins généralistes soient formés au dépistage de la dépression.

Pour que vous, les parents, soyez adéquatement informés.

Un ado qui devient agressif, qui fait des crises à propos de tout et de rien, qui fuit, qui se replie, qui fugue, est peut-être en dépression.

Rassurez-vous: seulement 15 % des ados dépressifs feront une tentative de suicide.

Inquiétez-vous : les ados qui se suicident sont presque toujours dépressifs.