Le samedi 3 avril 1999


Le pays boréal
Pierre Foglia, La Presse,

L'avion s'élève au-dessus de la lisière de la forêt, mais il n'y a pas de forêt. Il n'y a que la lisière. Elle borde un désert griffé par les ongles d'acier des abatteuses. C'est la plus forte image du documentaire de Richard Desjardins, celle qui a le plus frappé l'imagination publique : ces lisières d'arbres, ces étroites bandes d'épinettes, cyniquement laissées debout le long des chemins pour nous laisser croire à une forêt qui n'existe pas. L'avion s'élève et on découvre le trompe-l'oeil. Le rideau tiré sur la réalité des coupes à blanc.

L'image la plus forte du film L'Erreur boréale est un trompe-monde. De ce de point de vue et de quelques autres, le documentaire de Richard Desjardins est une oeuvre universelle.

La lisière, utilisée comme faux-semblant, est un mode universel de gouvernement. On pourrait refaire dix fois le documentaire de Richard Desjardins pour montrer, cette fois, non pas la forêt boréale, mais l'éducation boréale, la santé boréale, la culture boréale, surtout la culture boréale, et chaque fois apparaîtraient, derrière les lisières, les coupes à blanc du pays boréal. M. Bouchard et ses ministres, M. Charest qui rêve de leur succéder, sont tous de fameux illusionnistes, des grands spécialistes en lisières et en rideaux de fumée. On avance sur leurs chemins balisés de rapports, de réformes, de projets, de congrès nationaux, on n'imagine pas que sont là des lisières qui cachent un faux-semblant de pays. Pourtant si. Il n'y a rien derrière. Mais ont-ils bien le choix ?

Quand les experts ont parlé : faut faire comme ci et comme ça. Quand les grandes compagnies ont dit on veut ci et on veut ça, sinon on s'en va, que reste-t-il à gouverner ?

Pas grand-chose.

Pourquoi pensez-vous que M. Guy Chevrette se demande si on ne devrait pas imposer le casque aux cyclistes ? Parce qu'il s'ennuie.

À la question " Qui sont les maîtres de la forêt québécoise ? ", le documentaire de Richard Desjardins répond, éloquentes images à l'appui : les grandes compagnies, les grandes papetières. À la question " Qui gère cette forêt ? " le film répond : les ingénieurs forestiers des grandes compagnies et les technocrates des ministères. Bref, les experts. Des experts, soulignons-le, qui se réclament moins de la science des arbres que de la science des affaires et du profit.

Revenons au pays. Qui sont les maîtres du pays, pensez-vous ? Qui le gère, sinon des experts qui se réclament aussi de la science économique ? Comment ne pas penser que nous sommes un peu des épinettes ?

Écoutez les experts des grandes forestières répondre au film de Desjardins. Ils disent que Desjardins ne connaît rien là-dedans. Qu'il n'est pas au courant des dernières recherches, des dernières technologies, des dernières études. Les plus subtils disent que L'Erreur boréale est l'oeuvre d'un artiste, d'un poète. Quand un expert vous traite d'artiste et de poète, il n'est jamais loin d'ajouter : " Ma femme vous aime beaucoup, vous savez. " Sous-entendu, moi, j'en ai rien à foutre.

L'Erreur boréale est un film universel parce que l'idéologie technocratique qui y sévit, sévit partout, avec les mêmes, arguments. Quel commentaire me fait-on, croyez-vous, quand je signe ce genre de chronique qui chatouille, comme celle-ci, l'orthodoxie du libéralisme ? Les moins gênés me disent que je suis un con. Les plus polis que je suis un poète, mais ils veulent dire la même chose.

Et comment pensez-vous que les experts vous considèrent, vous les gens, le peuple ? La réponse est dans ces lisières de forêt pour vous abuser, elles disent que vous êtes trop poètes, trop sensibles pour qu'on vous dise la vérité. Pour tous les experts du monde, le peuple est aveugle par ses besoins et ses désirs, il faut trouver, des trucs pour l'amener malgré lui sur la voie de la modernité, pour faire son bonheur, contre sa volonté.

À un moment donné, vers la fin du documentaire, on se retrouve avec des étudiants en foresterie dans une salle de cours à l'université, et Desjardins nous glisse en passant que c'est la salle " Price ", comme dans Abitibi-Price. C'est vous dire si les experts sont appelés très tôt à deviner de quel côte leur tartine est beurrée. Je me souviens d'un papier que j'avais écrit sur les commandites à l'université et des réactions agacées qu'il avait provoquées : " Mais enfin qu'est-ce que ça dérange que des compagnies contribuent à la formation des étudiants qui deviendront leurs employés plus tard ? "

Cela ne dérange rien en effet. C'est le but de la chose : surtout ne pas déranger. Au lieu de former des élites indépendantes et critiques, l'université formera bientôt ( forme déjà ? ) des putes au service d'une technocratie qui ne voit jamais de problème dans les coupes à blanc, le labourage mécanique des sols de forêts, et l'épandage de poisons.

Qui le gouvernement de M. Bouchard, nouvellement élu, a-t-il nommé comme ministre de l'Éducation ?

Un représentant de la grande industrie.

Ce n'est pas un hasard. Le but avoué créer des liens, entre l'école et la grande industrie. Répondre aux besoins de la grande industrie. Et c'est passé comme du beurre dans la poêle. Presque tout le monde a applaudi. Comme si c'était la rationalité même. Pas un intellectuel pour protester, pour dire, eh oh minute, c'est pas léger comme décision. Si l'école est financée, inspirée, programmée par le monde des affaires et de l'industrie, si elle devient une pépinière d'experts au service de l'industrie et des affaires, qui formera les élites indépendantes et critiques qui remettront en question nos pratiques ? Qui formera les Richard Desjardins de demain pour filmer derrière les lisières, derrière les apparences ?

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O

L'Erreur boréale est une oeuvre essentielle, et ce n'est pas un jeu de mots, ce n'est pas de l'essence des arbres qu'il est question ici. C'est de l'essence du monde.

Je reviens à cette image choc de lisières de forêt laissées debout tout exprès pour sauvés les apparences. Je me pose une question idiote : les épinettes qui s'épanouissent sur ces lisières, sont-elles fières d'être les épinettes d'une grande nation forestière ? Savent-elles qu'elles ne représentent rien et surtout pas la forêt, coupée à blanc, derrière elles ?

Je me pose la même question à propos de nous. Et du monde saigné à blanc, derrière nous.