Le vendredi 9 avril 1999


La poudrière
Pierre Foglia, La Presse, Kosovo

SKOPJE, Macédoine

J'ai eu mon premier flash de guerre à l'aéroport de Zurich. Sur un écran géant, aux nouvelles de CNN, Bill Clinton disait que les bombardements allaient continuer plusieurs semaines encore. Près de moi, un couple. La femme pleurait de grosses larmes qui roulaient sur ses joues. Son compagnon ne faisait pas un geste pour la consoler. Dans la salle d'embarquement la plupart des voyageurs avaient choisi de s'asseoir le dos tourné à l'écran. Ils ne voulaient rien savoir de la guerre. Ou peut-être est-ce des nouvelles en général.

J'avais passé la journée à Zurich. Dans les jardins publics, c'était déjà la fin des tulipes. Les voitures décapotables avaient baissé leur toit. Des familles se promenaient à vélo. On ne peut pas être plus loin de la guerre qu'à Zurich. Pourtant, on y a le nez sur celle-là.

Dans l'avion de Cross Air ( eh! oui ) le pilote nous a averti que pour cause de guerre, on dévierait sensiblement de la route qui passe normalement au-dessus des Balkans. Plus tard j'ai sonné l'hôtesse : " Vous féliciterez votre commandant, je trouve qu'il a eu une bonne idée de ne pas survoler Belgrade. " On a plutôt longé le littoral italien avant de piquer vers la Grèce et Thessalonique, notre destination. De Thessalonique à la frontière du Kosovo, il y a la même distance qu'entre Montréal et Québec. Cinq heures de train, à travers le nord de la Grèce et ses champs de kiwis. Puis on entre en Macédoine et ses champs de détritus. Non seulement on a déposé des sacs-poubelles n'importe où, mais on a donné des coups de pied dedans pour être bien sûr que ça revole partout.

Après Skopje ( prononcez skopied ), la capitale de la Macédoine où j'allais m'arrêter, le train continuerait, à peu près vide, vers Belgrade où il arriverait vers 6 h du matin.

Sous les bombes ? ai-je demandé au contrôleur.

C'est la vie, c'est l'Histoire, m'a-t-il dit en français. Il est serbe, habite le centre de Belgrade. Avant hier, il a vu une bombe tomber à 300 mètres de sa maison. Il ne me l'a pas dit pour frimer. C'est moi qui lui avais demandé.

Vous avez des enfants?

Oui, oui, j'ai des enfants. Non, je n'ai pas peur. C'est la vie. C'est l'Histoire, a-t-il répété... Les Serbes et l'Histoire. Du plus illustre ou plus anonyme contrôleur de train, c'est leur trait national le plus agaçant : les Serbes sont toujours pleins d'Histoire avec un grand H, en tout cas jamais fâchés de la faire ou d'en être le centre. Comme en ce moment.

Le contrôleur est revenu me parler plusieurs fois pendant le voyage. Il voulait absolument que j'aille jusqu'à Belgrade.

J'aimerais bien ( j'étais sincère ), mais votre pays refuse les journalistes. Ça lui est revenu : ah! oui, c'est vrai, mais c'est parce que vous faites de la propagande. Il était sérieux, et sincèrement désolé que je fasse de la propagande. À mon âge.

Je fais pipi au lit aussi, il ne vous l'a pas dit, Milosevic ?

Le train est entré en Macédoine au poste frontière de Gevgelija. Contrôles souriants. Ni fouilles ni questions. La Macédoine est un tout petit pays de deux millions d'habitants, son unité monétaire est le petit pois, ça prend 12 boites de petits pois pour faire un dollar canadien. Oui, c'est une joke. Je m'excuse. Oui, c'est la guerre, et je fais des jokes. Je m'excuse encore. Si vous voulez brailler, allez plutôt voir du côté de CNN. Ils ont toujours l'arme à l'oeil, et pas trop loin, en réserve, un petit enfant qui a perdu sa maman.

Qu'est-ce que je disais ? La Macédoine ! Un tout petit pays, donc. Qui a obtenu son indépendance en 1991 et qui est presque entré en guerre aussitôt avec les Grecs, à cause du nom : la Macédoine antique est le point de départ de la civilisation grecque, il y a une province grecque qui s'appelle la Macédoine, se mêle à ça une histoire de drapeau, mais bien sûr, la vraie raison, c'est que ces gens-là ne s'aimaient pas d'avance. Bref, la Macédoine est entrée dans le sein des nations par un blocus économique.

À l'est, les Bulgares aussi pensent que la Macédoine c'est un peu beaucoup la Bulgarie. D'ailleurs, la langue macédonienne est plus près du bulgare que du serbe, et les Macédoniens eux-mêmes sont plutôt bulgares. Mais ils aiment mieux les Serbes, dont ils se sont séparés ! C'est bien pour dire comme tout ça est compliqué.

C'est pas la grande sérénité non plus à l'intérieur du pays. À cause des Albanais. Trente pour cent des Macédoniens sont des musulmans albanais. Les mêmes Albanais que ceux du Kosovo. Les mêmes Albanais que chasse Milosevic. Cent vingt mille réfugiés albanais du Kosovo en Macédoine, c'est un problème. Parce que la logistique et tout ça. Mais surtout parce que ce sont des Albanais musulmans. La dernière chose dont ont envie les Macédoniens c'est de les voir s'ajouter aux 30 % qui sont déjà là. Ça explique le peu d'entrain qu'ils mettent à les accueillir. J'arrive des camps, je vous en parle demain.

Ça explique surtout qu'on est sur une poudrière. Des flammèches de l'incendie qui brûle Belgrade, des flammèches qui revoleraient jusqu'ici, pourraient très bien enflammer tout le coeur de l'Europe. Une étincelle, et boum, les orthodoxes contre les musulmans, les Grecs contre les Macédoniens, les Turcs contre les Grecs, les Albanais avec les Turcs, le Monténégro, les Kosovars ou ce qu'il en reste au milieu, quelques névropathes croates qui doivent bien s'ennuyer de Krajina, les Russes peut-être, et Milosevic tout content, parce que c'est juste ça qu'il attend.

De quoi ça a l'air, une poudrière ?

Si vous parlez de Skopje même, ça a l'air d'une ville qui a été détruite par un tremblement de terre ( plus de 1000 morts en 1963 ) et qu'on n'a jamais fini de reconstruire. Mais c'est pas si affreux. Le quartier derrière mon hôtel a des airs de Plateau, avec des maisons bourgeoises, un dépanneur de temps en temps, un petit garage, des cafés qui poussent leurs tables sur les trottoirs où des jeunes boivent de la bière jusque tard dans la nuit.

Pour l'ambiance, à quoi ressemble une poudrière ?

À Pompéi, dix minutes avant le tremblement de terre. Personne ne se doute de rien. Avec tous les journalistes et toutes les équipes télé arrivées en ville, les hôtels sont archi-pleins ( à 150 $ US la nuit ), les restaurants et les bars aussi, les taxis sont introuvables. À voir toutes ces caméras, tous ces câbles qui traînent dans les parkings des grands hôtels, à croiser tous ces commentateurs qui prennent des poses d'acteurs, on pourrait penser aussi qu'on s'apprête à tourner un grand film, et c'est d'ailleurs ce qu'on va faire, tant il est clair que désormais toute guerre sera d'abord un film de guerre.

Hors de cette fébrilité médiatique, Skopje s'emploie à parler d'autre chose que du conflit. Surtout pas avec les visiteurs. Comme vient de me le dire la dame de l'épicerie qui parle bien anglais ( elle a travaillé en Angleterre ), " c'est pas la peine, les étrangers sont aveuglés par Milosevic. C'est bien plus que Milosevic le problème "...

C'est quoi ?
Bah! c'est les Albanais.
Et les Serbes, non ?
Un peu les Serbes, oui.
Et les Grecs ?
N'en parlons pas, des Grecs.
Le problème au fond, c'est qu'il est bien difficile d'aimer son prochain quand il est trop proche.