Le samedi 10 avril 1999


Bon voyage, M. Vitija
Pierre Foglia, La Presse, STENKOVAC, Macédoine

Voulez-vous aller au Canada ? Évidemment, le type ne comprend rien. Ces réfugiés ! Ça va être long avec les agents d'immigration ! Je me tourne vers l'interprète. Demandez-lui s'il veut aller au Canada.

Non, le type ne veut pas aller au Canada. L'interprète est désolé. Il craint que je le prenne personnel.

Demandez-lui pourquoi il ne veut pas aller au Canada. Y'est mieux d'avoir une bonne raison.

L'interprète est soulagé : il s'en va en Allemagne. Tous les gens dans cette rangée s'en vont en Allemagne, à Nuremberg.

Une rangée ou une autre, j'ai pas fait attention. La rangée pour la distribution de l'eau. La rangée des mères avec des bébés dans les bras devant la tente de l'infirmerie. La rangée pour la Norvège. La rangée pour la Turquie. Il n'y a pas encore de rangée pour le Canada.

Demandez-lui s'il est content d'aller en Allemagne.

Il dit qu'il veut juste partir d'ici.

Demandez-lui son nom.

Il s'appelle Sabri Vitija. Il dit qu'il veut l'écrire lui-même dans votre carnet.

Il a écrit SABRI VITIJA en lettres bâtons. Je lui ai serré la main. Bon voyage, M. Vitija.

Je viens d'arriver au camp de Stenkovac, à 20 kilomètres au nord de Skopje, en Macédoine. Près de la frontière du Kosovo. Trente mille réfugiés dans un grand champ, au pied de la montagne. Passé la cohue de l'entrée, règne un calme hébété. Une chape de fatigue écrase le campement. De fatigue plus que de malheur. Même les enfants sont assommés de fatigue. Partout des gens qui dorment, la bouche ouverte. Une chaude journée, la première depuis longtemps. Le linge sèche sur les cordes des tentes. Une femme à genoux se lave les cheveux en se versant de l'eau d'une bouteille. Un vieux se rase, il a coincé son miroir dans un soulier.

Le camp est gardé comme une prison par l'armée macédonienne. On a vérifié trois fois mon coupe-file délivré par le ministère de l'Information. Un soldat se glisse sous les camions qui sortent pour s'assurer qu'il n'y a pas de réfugiés accrochés à la caisse.

J'ai donné congé à l'interprète. Je ne suis pas venu chercher des histoires. Elles se ressemblent toutes. Ils ont tous été chassés de leur maison, de leur pays. Leurs histoires se ressemblent et s'additionnent pour constituer une invraisemblable transhumance, avec des bergers cagoulés et des chiens qui poussaient le troupeau humain vers les frontières.

Je ne suis pas venu chercher des histoires, mais depuis le début de cette horreur, je suis hanté par une idée un peu futile : qu'est-ce que j'emporterais, moi, si des miliciens arrivaient chez moi et me disaient, tu t'en vas, allez allez dépêche-toi, tu t'en vas. Et s'ils me donnaient deux ou trois claques sur la gueule pour me presser, qu'est-ce que j'emporterais ?

Deux jeunes femmes devant une tente m'ont souri gentiment. Je me suis arrêté. Les ai saluées. L'une, Lujeta, parlait un peu l'anglais. L'autre, Shkendije, deux mots d'espagnol. Étudiantes en économie à l'Université de Pristina. Vingt-quatre ans. Elles étaient décidées à rester jusqu'au bout même si un ami serbe de leur quartier les suppliait de partir. Il disait que les miliciens allaient les tuer, que même son père était devenu fou avec les bombes de l'OTAN sur les casernes. Elles ne l'ont pas écouté. Le lendemain matin, les miliciens étaient là, vociférant, donnant des coups de pied dans les armoires, renversant les tables.

Qu'avez-vous emporté ? Est-ce que je peux voir ?

Lujeta m'a invité à entrer dans leur tente. Elle m'a montré un petit sac de sport. À côté, il y avait un soutien-gorge qu'elle a poussé sous une couverture. That's it, elle a dit en désignant le sac. Elle se mordait la lèvre pour ne pas pleurer.

Elle a pris le sac. L'a retourné. L'a vidé sur la couverture. Deux chemises, une paire de jeans. Des runnings. Un tube de rouge à lèvres. Un drôle de chapeau en forme d'ogive. Une serviette de toilette. Elle a tiré le soutien-gorge de dessous la couverture. L'a jeté rageusement avec le reste. Elle a écarté les mains : " That's it ", a-t-elle répété.

Des de bijoux, de l'argent ?

Pas bijoux. Quatre cents marks à peu près 400 $

Pas de livre ?

Elle m'a fait un air. Un livre ? T'es fou ou quoi ?

( C'est pas que je sois fou, madame, c'est que, imaginant que cela m'arriverait, je me demandais quel livre je choisirais. )

Tu choisis pas, elle a dit. Tu mets des trucs dans un sac. Les types sont là avec leurs armes. Ils disent des horreurs. Ils défoncent tout... Elle a ramassé le chapeau en forme d'ogive : " Le quelesch de mon père, le chapeau traditionnel, je l'ai pris sans m'en rendre compte. Je n'ai pas de nouvelles de mes parents, ils sont partis trois jours avant moi, vers l'Albanie. "

Aimeriez-vous aller au Canada ?

Trop froid. On préférerait l'Angleterre. De toute façon, où qu'on aille, on ira dans un autre camp.

Il me revient tout à coup qu'avant de partir de Montréal, j'ai vu à la télé une manifestation de Serbes montréalais devant le consulat des États-Unis. Il y avait là e jeune Serbe, à peu près de l'âge de Lujeta, qui disait à la caméra, parlant de tous ces Albanais que les Serbes chassaient vers la Macédoine, elle disait, cette adorable jeune fille : " Ben quoi, on les retourne d'où ils viennent. "

Je me demande ce qu'elle mettrait dans son sac, elle, si des fascistes se mêlaient de la retourner d'où elle vient. Pensez-vous qu'elle emporterait une boite de sirop d'érable ?

J'ai retrouvé l'interprète près de l'entrée, il faisait le badau devant une équipe de la télé française ( TF1 ) qui préparait un topo. Il y avait un type qui parlait très fort dans son cellulaire avec un certain Laurent qui devait être en studio à Paris : " Laurent, je garde le son, mais on coupe l'image pour économiser la batterie, ça va pour toi ? "

Les réfugiés n'ont pas la télé. C'est la télé qui les a.

******************

Sortant du camp de Stenkovac, je suis monté, 20 kilomètres plus au nord vers celui de Blace, sans savoir qu'il avait été fermé dans la nuit. Une sorte de mystification. Un tour de passe-passe nocturne. Les 20 000 réfugiés de Blace, et les 40 000 qui attendaient de traverser à 300 mètres de là, pfttt, envolés, disparus.

Blace, c'est la vraie frontière. Il y a une usine de béton, le Kosovo commence là. Le camp était dans le creux du vallon, au bord de la rivière. Dit comme ça, c'est bucolique, mais c'était un épouvantable dépotoir de tentes en plastique. Les tentes sont toujours là. Mais plus un chat.

" Où sont les malades que je suis venu soigner ici hier soir ? " interrogeait Philippe Jarousse, de Médecins du monde. " Hier soir, ça grouillait de gens ici, ce matin, plus personne. Sauf l'armée. Posez des questions, messieurs les journalistes, c'est grave... "

Le Haut-Commissariat aux réfugiés jure que personne n'a été refoulé au Kosovo. Mais déplore la méthode. Des dizaines de camions, d'autobus ont emmené les réfugiés principalement en Albanie. Il y avait paraît-il des projecteurs et des bulldozers. L'armée cernait le camp. On a réveillé les gens, vers minuit. On les a tirés de leur cauchemar de dépotoir. Pour les pousser vers un autre cauchemar.

Je sais. Il s'est commis des crimes contre l'humanité autrement plus terrifiants en Croatie et en Bosnie. Ce qui effraie ici, c'est le déni de droit. C'est la nuit. L'anonymat. L'enfant qui demande : " Papa, où on va ? " Le père répond qu'il ne sait pas.

Sabri Vitija. Le premier réfugié de ce matin. Celui qui ne voulait pas aller au Canada parce qu'il s'en va en Allemagne. Je viens de comprendre pourquoi il a écrit son nom dans mon carnet.

C'est parce qu'il en a un. Un nom.

Ceux de Blace n'en ont pas.