Le dimanche 11 avril 1999


Pour combien de temps ?
Pierre Foglia, La Presse, STENKOVAC, Macédoine

Judith Drust est allée faire des courses hier. C'est vous qui avez payé. C'est pour ça que je vous en parle. Elle est allée faire des courses avec l'argent des contribuables canadiens. Judith, une ex-Montréalaise est la représentante de Care Canada au camp, de réfugiés, de Stenkovac. L'ambassadeur du Canada en Yougoslavie qui est ici, à Skopje, lui avait avancé, la veille, 6500 $ sur des subventions à recevoir. C'est pour ça que je dis qu'elle est allée magasiner avec vos sous. Rassurez-vous, elle n'a pas fait de folie. C'est pas le genre.

Elle m'a montré sa liste. Mais avant, elle m'avait laissé deviner ce que les gens demandaient le plus au camp. J'ai dit des cigarettes, des trucs à bouffer. Et j'ai eu tout faux.

L'article le plus réclamé par les réfugiés ? Des stylos pour écrire ! Hein, des stylos, vous n'auriez pas deviné non plus. Et du papier, aussi pour écrire. Ensuite des récipients pour mettre de l'eau, pour se laver, des pots, des cuvettes en plastique.

Ensuite, des ballons pour les enfants. Ils n'ont rien pour jouer. Et d'autres articles qui vont de soi, des rasoirs, des peignes, des serviettes. La demande la plus somptueuse ? Des lampes de poche et des piles. Ils n'en auront pas ! Judith secouait la tête : " Je n'aurais pas assez d'argent, et ce n'est pas raisonnable, les piles ne durent pas longtemps et coûtent très cher. "

Judith Drust est un peu une réfugiée elle-même. Elle était en poste à Pristina, la capitale du Kosovo qu'elle a quittée précipitamment, comme tout le monde, il y a deux semaines, abandonnant ses affaires là-bas. Elle côtoie, au camp, des gens qu'elle connaissait à Pristina, certains avec qui elle travaillait : " C'est un peu humiliant pour eux. "

Judith a hâte de retourner là-bas, et d'aider à reconstruire.

Évidemment, elle a beaucoup d'affection pour les Kosovars, je dis évidemment parce que c'est un sentiment très largement partagé par tous les gens des organismes humanitaires qui ont travaillé au Kosovo. Ils veulent tous retourner là-bas. Et c'est pas politique, c'est pas contre les Serbes. C'est pas non plus parce que c'est beau. Paraît que Pristina est une ville affreuse. Mais c'est pour les gens. Je crois comprendre. Il suffit de passer un après-midi au camp. Le contact est super chaleureux. Des gens ouverts, diserts, nature. Et sans ce narcissisme qui fleurit souvent dans les Balkans et qui tombe un peu sur le coeur.

( Une petite anecdote sur le narcissisme des Balkans, particulièrement celui des Croates... Vous savez ce geste qu'on fait pour appeler quelqu'un avec le bras, ce n'est pas très poli, et même un peu effronté, eh bien ! dans les Balkans - surtout en Croatie, me dit-on -, on ajoute l'arrogance à l'effronterie en faisant le même geste à l'envers, la paume de la main en bas, comme si les doigts grattaient le fond d'un pot. Voyez ? Viens ici toi, petit fond de poubelle... )

Anyway. Qu'est-ce que je disais. Ah oui, qu'on est tous tombés en amour avec les Kosovars. Les étrangers, s'entend. Les journalistes, les humanitaires, etc. Pour ce qui est des Macédoniens ce serait plutôt le contraire. Encore que Judith Drust, qui connaît le coin mieux que moi me fait signe que, wô, doucement, c'est pas aussi carré que ça. Elle me renvoie à la réaction au Canada quand on a annoncé l'arrivée de 5000 Kosovars qui coûteraient, chacun, 20000 $ aux contribuables canadiens. " Ben ici c'est pareil, explique Judith, 100000 réfugiés ça coûte très cher à la Macédoine qui est un pays bien moins riche que le Canada. Ils ont la même réaction qu'au Canada. C'est peut-être pas comme ça qu'aurait réagi mère Teresa, mais nul n'est tenu à sainteté, mon vieux. "

Vous voulez que je vous dise ? Et ce n'est pas à cause des sous que cela coûterait, c'est une sacrée bonne idée de ne pas précipiter les choses comme l'a annoncé vendredi la ministre de l'Immigration, Mme Lucienne Robillard. En attendant de retourner au Kosovo, les réfugiés albanais-kosovars seront bien plus heureux en Albanie qu'ils ne le seraient au Canada. Ou aux États-Unis.

Le Haut-Commissariat aux réfugiés a été bien avisé de souscrire à la proposition de l'Albanie d'accueillir tous les réfugiés ( et de nous refiler la facture, évidemment, l'Albanie est le pays le plus pauvre d'Europe ). Je ne sais pas si ça va marcher, mais bon, c'est la solution qui semble la moins pire. Je passe mes journées au camp de réfugiés, et franchement, je n'imagine pas ces pauvres gens à Saskatoon, ils ont eu bien assez de malheurs comme ça. Non, sérieusement, dans l'attente d'un retour au Kosovo, cette migration temporaire en Amérique paraît bien inutilement traumatisante.

Depuis que les Serbes ont fermé les frontières du Kosovo, la situation " se stabilise ", comme disent les gens qui regardent la situation de haut. Ce n'est pas faux. En Macédoine, il reste les 15000 réfugiés du camp de Stenkovac au nord de Skopje, mais les 120000 autres qui ont traversé la frontière depuis le début du conflit se sont fondus dans le décor. Ils sont en Turquie où ils ont de la famille, ils sont un peu en Allemagne, un peu en Norvège, ils sont surtout ici en Macédoine, dans la communauté albanaise, dans l'ouest du pays. De haut, donc, ça va bien. Mieux en tout cas.

De près, c'est toujours aussi désespérant. De près, c'est la quotidienneté d'un camp gardé par des soldats en armes. Une prison, sans le confort de la prison. Pas d'électricité. Pas d'eau. Les réfugiés passent de l'accablement à un formidable sentiment d'injustice. Ils répètent tous la même chose : " Pourquoi suis-je en prison ? J'ai rien fait ! " Il n'y a pas de réponse. Sauf peut-être : " T'es mieux ici que mort. " Mais c'est difficile à dire.

Le plus triste ce n'est pas les enfants. Même que c'est le contraire. Les enfants sont sûrement les moins malheureux. Ils ont recommencé à jouer. Ils courent partout. Y'a pas école. Les amis sont à côté. Non, le plus triste ce sont les vieux. Hadi Ijedi, 81 ans, faisait la queue, hier, pour une orange. Paysan qui n'a jamais quitté son lopin de terre, pas si loin de la frontière de la Macédoine d'ailleurs, d'ici, Hadi voit les mêmes montagnes, respire le même air que chez lui. Ça ne le console pas. Et à lui, on ne peut même pas dire, écoute pépé, t'es mieux ici que mort. Il aimerait mieux être mort.

La question que posent le plus souvent les réfugiés du camp ? " Combien de temps va-t-on rester ici ? "

Plutôt trois mots que deux semaines, mais personne n'en sait rien vraiment. Tout le monde espère une fin prochaine de la guerre qui mettrait fin aussi aux camps.

J'ai comme un doute. Ce sont les guerres qu'on refuse de faire qui durent le plus longtemps. Et je ne vous dis pas cela parce que j'adhère à la solution d'une opération terrestre qui pourrait coûter la vie à des milliers, voire des dizaines de milliers de soldats.

J'adhère à rien du tout, si vous voulez savoir.

En fait, si. J'adhère à aller faire du vélo au Vermont.