Le samedi 17 avril 1999


M. Suliman s'en va-t-en guerre
Pierre Foglia, La Presse, KUKËS, Albanie

Il paraît que vous me cherchez ? Vous m'excuserez, je n'ai pas trouvé de téléphone. L'Albanie n'est pas précisément le pays des communications. L'Albanie serait plutôt le pays des blockhaus. Le fou qui a étouffé ce pays pendant près de 40 ans a fait creuser 900 000 blockhaus, dont les coupoles en béton armé émergent à peine du sol en donnant l'impression que la paranoïa est une maladie qui pousse dans la terre, comme les pommes de terre. Tous les Albanais ont au moins un blockhaus dans leur cour, c'est pratique pour ranger les outils du jardin, mais bon, il n'y a pas le téléphone dedans.

Donc, 900 000 blockhaus et deux cabines téléphoniques. Mettons trois. Cela reste trop peu pour répondre à la demande des 350 000 réfugiés du Kosovo qui ont presque tous un parent à joindre quelque part. Ça vous donne une idée de la longueur des files d'attente à la porte de ces trois cabines. Ça vous explique pourquoi je n'ai pas téléphoné, d'autant plus que ces gens-là ont des choses plus urgentes à dire à leurs parents que ce que je pourrais vous raconter sur cette guerre qui n'en est pas une. Sauf pour eux. Vous me suivez ?

Même si je vous en parle un peu légèrement, le téléphone est le besoin le plus criant des réfugiés. Avant l'eau. Avant les soins. Avant la bouffe. Le premier truc que veulent faire les réfugiés, c'est donner des nouvelles à leurs proches. En Macédoine, le problème est en partie réglé par les téléphones portables. En Albanie, les portables ne fonctionnent pas. Il faut faire la queue. Ou s'en remettre à Télécom sans frontières, une ONG spécialisée dans ce genre de service et qui opère avec des téléphones satellites.

À 3 h du matin, le téléphone a sonné dans un bungalow d'une banlieue cossue de Zurich.

- Allô, M. Suliman Shala ?
- C'est moi.
- C'est pour vous informer que vos parents sont arrivés à Kukës. Vous les trouverez au camp italien à sept kilomètres de la ville près de l'héliport.

Sans nouvelles de ses trois frères, Suliman attendait ce téléphone depuis plusieurs jours. Sa valise était prête. Il est parti le lendemain par Swissair. De Zurich à Ljubljana, capitale de la Slovénie ( cette guerre nous aura, à tout le moins, donné un cours de géographie ! ) Puis de Ljubljana à Tirana où j'ai rencontré Suliman à la pension ou je venais moi-même d'arriver.

Suliman Shala est un des 100 000 Kosovars qui travaillent en Suisse. Il a quitté le Kosovo il y a 20 ans, mais il n'a jamais quitté le clan familial qui est le vrai pays des Kosovars. L'épicerie de ses trois frères, dans le quartier Breguti Dielit de Pristina, a été largement financée... en francs suisses.

Suliman est contremaître sur les chantiers de construction dans le canton de Zurich, une des régions les plus riches d'Europe. Bien installé, il a fait venir ses parents qui logent dans le bungalow voisin. Deux autos, vacances de ski, ce n'est pas un patriote exalté qui montait vers Kukës, mais un bourgeois pépère soudain tiré de sa proprette banlieue et jeté sur le chemin de la guerre.

De Tirana, capitale de l'Albanie, à Kukës, tout au nord du pays, par où sont entrés les 350 000 réfugiés kosovars, il y a 230 kilomètres, mais cela prend neuf heures de saute-montagne, par une piste en lacets si étroits que parfois une roue de notre minibus se trouvait dans le vide au-dessus de gouffres sans fond.

Notre minibus a quitté Tirana à l'appel des muezzins - soit dit en passant, je ne sais pas trop qui les muezzins appellent à la prière, l'Albanie étant sûrement le pays le moins pratiquant de tout l'islam. Nous étions cinq journalistes, les six autres passagers étaient tous des Kosovars de l'étranger. Des frères, des soeurs, des nièces, des neveux les attendaient là-haut. Ils répondaient, comme Suliman, à un appel au secours.

Il y en avait un, pourtant, celui assis à côté du chauffeur qui montait pour rien. Ses deux jeunes frères ont été exécutés parce que soupçonnés d'appartenir à l'UCK, l'armée de libération du Kosovo. Celui-là, personne ne l'attendait là-haut. Il montait parce que c'était mieux que de rester à ruminer sa haine à Loeben ( Autriche ) où il travaille dans une carrière d'ardoise. À trois ou quatre reprises pendant le voyage, il s'est levé pour crier ce qu'il allait faire aux serbes. Suliman me traduisait en italien. " Le plus absurde, a mentionné Suliman, c'est que moi, je travaille avec des Serbes sur les chantiers, et je m'entends plutôt bien avec eux, je suis plus proche d'eux que des Portugais, par exemple. Les Serbes avec lesquels je travaille sont contre Milosevic. Étaient contre. Depuis le début des bombardements, ils ont changé. Avec moi aussi, ils ont changé. On ne parle plus du pays. "

Au premier arrêt, Avdi, un autre immigré qui vit aussi en Suisse, a raconté son histoire. Il allait à Kukës chercher dix personnes. Ses quatre belles-soeurs et leurs enfants. Aucune nouvelle de ses frères. Les miliciens ont fait sortir les quatre familles dans la rue, comme il faisait froid, ils ont dit en riant qu'ils allaient réchauffer tout le monde. Ils ont mis le feu aux quatre maisons. Puis ils sont partis en emmenant les hommes. C'est l'aîné des enfants, un gamin de 14 ans, qui a amené toute la smala à la frontière dans une charrette tirée par un tracteur.

Notre minibus continuait à ramper à 3000 mètres d'altitude, sous la neige fondante. À force de tournailler dans les lacets, nous avions tous mal au coeur. Parfois le plus malade demandait au chauffeur d'arrêter et descendait vomir. Dans le fond des vallées, nous traversions des villages bourbeux, où des cochons en liberté fouillent dans les tas d'ordures. L'Albanie, je vous en reparlerai, est un cloaque préhistorique, même la montagne n'arrive pas être belle, avec ses cultures en terrassements abandonnées et ses forêts massacrées. C'était la première fois que Suliman venait en Albanie, le Suisse en lui était déconcerté par tant de pauvreté, il m'a demandé si j'avais déjà vu plus misérable, je lui ai répondu que oui, mais jamais aussi sinistre, jamais cette misère qui semble sortir des pierres.

De temps en temps, nous croisions un convoi de réfugiés. Vous les avez vus sans doute à la télé. Des tracteurs tirent des charrettes bâchées, sous les bâches des grappes d'enfants pelotonnés, des femmes avec des couvertures sur la tête, des vieillards impassibles. À chaque charrette, Suliman essayait de reconnaître quelqu'un. Je voyais saillir les veines sur le dos de ses mains qui serraient les accoudoirs. Mais je ne l'ai pas vu pleurer, je me suis détourné juste avant.

Kukës et son lac nous sont enfin apparus au centre d'un plateau aride. Le chauffeur a désigné les montagnes enneigées : le Kosovo. Quelqu'un s'est raclé la gorge. Le silence s'est fait lourd. La douleur a vidé les regards.

Suliman a été accueilli par une belle-soeur qui attendait au terminus depuis la veille. J'ai compris qu'elle avait d'autres mauvaises nouvelles quand j'ai vu Suliman se prendre la tête à deux mains. J'ai compris que c'était ses frères.

Suliman m'a confirmé le lendemain. Les miliciens les ont emmenés. Pas de nouvelles depuis. Suliman est persuadé qu'ils sont morts. Finalement, la famille de Suliman, ses trois belles-soeurs et onze enfants ( onze ! ) n'étaient pas au camp italien, mais dans un des petits campements à Kukës même, en pleine ville. Un camp ouvert, sans gardes ni barbelés comme en Macédoine, ici les réfugiés peuvent aller et venir, sauf qu'ils n'ont nulle part où aller et venir. Le plan de Suliman n'avait pas marché. Il pensait louer un petit appartement et y installer sa tribu, mais c'était beaucoup trop cher, 1000 marks par mois pour deux misérables pièces. La guerre n'est pas un malheur pour tout le monde, en tout cas pas pour les mafias qui étranglent l'Albanie. Suliman ramènerait donc tout son monde à Tirana le lendemain où il espérait trouver moins cher.

La nuit tombait sur Kukës. Il pleuvait toujours. Le camp, une mare de boue, s'est peuplé d'ombres. L'angoisse a gagné ses quartiers de nuit. De l'autre côté de la rue, la file s'allongeait devant la cabine téléphonique. J'ai demandé à Suliman de me traduire ce que le type hurlait dans le téléphone et qu'on entendait d'ici.

Il disait, allô, allô, je suis vivant.