Le dimanche 18 avril 1999


Ushtria Clirimtare ë Kosovës
Pierre Foglia, La Presse, KUKËS, Albanie

C'est la dernière destination à la mode chez les journalistes de Kukës : le maquis. Mettre le pied sur la ligne qui sépare le Kosovo de l'Albanie. Et peut-être même un pied côté serbe. Coquins, va. Et la belle histoire à raconter. Pour cela il faut d'abord gagner Morina le poste frontière proprement dit où arrivent les réfugiés. De Kukës, 24 kilomètres en taxi. Puis louer un 4x4 à Morina pour 17 kilomètres d'un chemin raviné dans la montagne. Pour finir, un trek d'une heure. De là, on voit les positions serbes ( de fait, on ne voit rien du tout, mais bon, on le sait, les Serbes sont là. Ils sont cachés, les fourbes ). De là, on aperçoit les hameaux où ont eu lieu les premiers affrontements serbo-albanais la semaine dernière, tirs de mortier, incursion d'une patrouille serbe qui a échangé des rafales avec les gardes-frontières albanais. La guerre, quoi. N'importe quoi pour changer de l'ordinaire des entrevues avec les réfugiés.

La vérité vraie si vous voulez savoir, c'est que rendu là-haut, je me sentais complètement ridicule. Complètement touriste de guerre. Cent marks pour le taxi, autant pour le 4X4, autant pour Veri, c'est le nom de notre guide-interprète. Veri, qui est médecin, gagne mensuellement, comme médecin, la moitié ce que nous lui avons donné aujourd'hui pour nous guider jusqu'ici. Je partageais les frais avec un confrère anglais et un autre danois.

Le vrai but de l'expédition était le camp d'entraînement de l'UCK, prononcez " youciké ", l'acronyme anglais de l'armée de libération du Kosovo, dé son nom kosovar, l'Ushtria Clirimtare ë Kosovës. Des confrères qui avaient fait le même trip la veille nous avaient avertis : " ils ne veulent rien savoir de la presse. " Effectivement. Le responsable qui s'est présenté n'a même pas voulu nous donner son nom.

Dites-nous au moins combien d'hommes dans votre camp...

Secret militaire.

Avez-vous reçu les armes antichars que l'UCK réclame depuis le début de l'exode ?

Secret militaire.

Comment va le recrutement ?

Très bien.

L'UCK est née en 1992 au coeur du Kosovo albanais dans une région appelée la Drenica. L'UCK, à la différence de l'IRA par exemple ou de l'ETA basque, n'a pas de base politique. Elle ne milite pas. Elle tue. Elle tue des miliciens et policiers serbes, mais surtout les " traîtres ", les collaborateurs kosovars. Surnommée armée-fax parce qu'elle revendique ses attentats par fax, elle n'est devenue véritable armée que l'an dernier. Quelques milliers de combattants, plutôt mal entraînés, dit-on.

L'UCK avait mauvaise réputation. Auprès des Serbes cela va de soi, encore que les Serbes trouvent ces guérilleros bien providentiels pour justifier leur nettoyage ethnique. C'est officiellement pour couper l'UCK de ses complicités dans les populations locales que Milosevic est en train de vider le Kosovo de ses populations locales. Tous les Serbes vous le diront, ce qui se passe en ce moment au Kosovo, c'est la faute des terroristes de l'UCK.

L'UCK a aussi mauvaise réputation auprès des pays de l'OTAN. D'abord parce qu'elle veut l'indépendance du Kosovo, ce que ne veulent pas les Américains et leurs alliés. Autonomie, oui. Indépendance, surtout pas. Pas un autre pays, il y en a déjà assez comme ça dans ce coin-là. Pas un autre découpage ethnique.

L'UCK est aussi soupçonnée, par les Occidentaux, d'être financée par la mafia kosovar qui contrôle le trafic de l'héroïne en Europe, principalement en Allemagne et en Suisse. Selon un journal italien ( MicroMega ), 80 % du marché de l'héroïne en Europe est contrôlé par les Albanais en étroite relation avec la mafia sicilienne.

L'UCK est actuellement coupée en deux. Entre 2000 et 5000 résistants à l'intérieur même du Kosovo, terrés dans les caves de Pristina, dans la forêt, et les collines. Mal équipés pour affronter les armes lourdes des Serbes. Coupés du soutien de la population en exode. Coupés aussi de leurs retraites et de leurs réserves de munitions en Albanie et en Macédoine depuis que les Serbes ont " nettoyé " et miné une bande d'une dizaine de kilomètres de large, le long des frontières serbes et macédoniennes.

L'autre UCK, entre 10 000 et 20 000 hommes, s'entraîne en ce moment dans des camps en Serbie, celui de Morina, ceux des environs de Tirana, celui d'Elbasam. Des sergents recruteurs font le tour des camps de réfugiés, et on dit que les effectifs de l'UCK grossissent d'environ 500 hommes par jour.

J'ai rencontré le sergent recruteur Samir au camp de réfugiés de Korcë, la grande ville du sud de l'Albanie, près de la frontière grecque. Samir arborait fièrement le béret rouge des parachutistes sur lequel il a cousu un aigle à deux têtes, l'emblème de l'UCK. Samir est cuisinier à Milan. Il a du bedon et les bajoues couperosées de celui qui ne crache pas sur le Barolo. Il me semble emmanché pour aller à la guerre à peu près comme moi pour faire de la danse à claquettes.

" En principe, m'explique-t-il, tous les Kosovars de 15 à 60 ans sont mobilisables. Mais nous ne forçons personne. Pas nécessaire. Ce ne sont pas les hommes qui manquent, ce sont les armes. Qu'est-ce que l'OTAN attend pour nous en donner ? "

Samir devrait le savoir, les Occidentaux attendent de s'en sortir tout seuls. Ils ne sont pas pressés d'armer des gens qu'il ne sera peut-être pas si facile de désarmer après le conflit. Sans ajouter que les Occidentaux entretiennent les plus grands doutes sur la capacité de l'UCK de mener une guérilla efficace. En tout cas jusqu'ici, la résistance de l'UCK aux forces serbes a été inexistante, et nulle sa capacité de protéger les populations.

Samir a bien voulu que je l'accompagne dans sa tournée. Est-ce ma présence ? Le recrutement ne marchait pas fort ce jour-là. Accueilli froidement dans les tentes, Samir se faisait dire qu'il y avait plus urgent à faire que de casser du Serbe. Quelles urgences ? Survivre. Mettre les familles à l'abri. À mon intention, Samir n'arrêtait pas de bougonner en italien, " fà schifo " ( dégueulasse ).

Pas comme Adem Beqiri. Dix-neuf ans. Étudiant. Lui, il est prêt à mourir pour le Kosovo. Lui, il est brave. Lui, il est parti pour la gloire. J'ai rencontré Adem à Tirana. On a pris le bus ensemble. Il avait été recruté par l'UCK, à Lausanne même. Il s'en allait au camp d'entraînement de Elbasam. On fera un guerrier de Adem en un mois.

T'as de la famille au Kosovo ? Des frères ?

Lointaine. Mes proches sont en Suisse.

Alors pourquoi ?

Il ne sait pas. Pour l'aventure. Peut-être pour ne plus aller à l'école. Pour la fleur au fusil. On ne l'imagine pourtant pas avec un fusil. Si frêle. Si jeune... un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue / il dort dans le soleil, la main sur la poitrine / Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit ( Rimbaud, Le Dormeur du val ).

Un truc qu'on ne réalise pas tout de suite quand on visite les camps de réfugiés : il n'y a pas d'hommes jeunes. Ça nous frappe tout d'un coup après la troisième ou quatrième visite : des femmes, des vieillards, des nuées d'enfants, mais où sont les hommes jeunes ? Où sont les vingt, trente, trente-cinq ans ?

Deux réponses. Massacrés. Ou dans le maquis avec l'UCK. Deux réponses, mais la mort de toute façon.

Il y en a pourtant qui disent que ce n'est pas assez. Qui disent que ce n'est pas une vraie guerre. C'est une vraie guerre : il y en a, des charniers, et il y en a, des corbeaux.