Le lundi 19 avril 1999


L'Albanie n'a pas fini de mourir
Pierre Foglia, La Presse, Kosovo

Albanie est une marmite qu'on a gardée hermétiquement fermée pendant 35 ans pour la protéger des microbes du monde extérieur. Imaginez ce que ça sentait là-dedans quand on a ôté le couvercle, 35 ans plus tard.

L'Albanie est une pure construction de la bêtise humaine. Le résultat aberrant d'une purification politique qui n'a pas jeté les gens sur les routes, c'est seulement l'espoir qui s'est enfui. Sans espoir, le pays a pourri de l'intérieur.

Je n'ai jamais voyagé aussi loin dans la désolation. Je pensais vous glisser deux mots de l'Albanie comme ça en passant, comme on le fait, en transit, vers sa destination finale. Ma destination finale était la guerre, mais l'Albanie est pire que la guerre.

J'arrivais de Macédoine, sa campagne impeccable, son autoroute encombrée de convois de l'OTAN, ses cultures de primeurs, ses champs de tabac, ses vignes.

Quand soudain, après le dernier village regroupé autour de son minaret, en plein milieu de la route, s'est dressé un bandit de grand de chemin, déguisé en douanier. Il m'a extorqué 80 $ pour un visa en principe gratuit. Je venais d'entrer en Albanie.

On entre en Albanie par une escroquerie et par une route bordée d'ordures où vont des paysans à dos d'âne. Des femmes mènent une vache brouter l'herbe rare entre les détritus. Des enfants jouent dans des mares croupissantes. Tout est gris, sauf les enseignes Coca-Cola. Gris, surtout, les HLM délabrés qui font du moindre village un bout de banlieue en plein champ. À chaque fenêtre, une antenne parabolique pour la télé. En Albanie les fenêtres servent à ne pas regarder dehors.

J'ai parlé dans un autre texte, des blockhaus qui hérissent la campagne, mais il est une autre curiosité dans le paysage albanais : les usines désaffectées. À la sortie de Elbasam, gît une aciérie monstrueuse, une gigantesque épave rouillée, grande comme une ville. Construite par les Chinois, elle a été complètement vandalisée par les travailleurs lors des émeutes de 1992. Quand les peuples se révoltent, ils s'en prennent généralement aux symboles, aux institutions ; fait unique dans l'Histoire, en 92, les travailleurs albanais s'en sont pris à leurs outils.

L'Albanie est le pays le plus pauvre d'Europe. 70 % de chômage. Vous avez bien lu : 70 %. Ravagée par les mafias, les seules à investir (l'argent de la dope), les seules à tirer profit d'une libéralisation sauvage. L'Albanie est abrutie de bingos et d'arnaques de toutes sortes, en particulier les fameuses ventes pyramidales. Sans expérience démocratique. Sans connaissance du monde extérieur. Sans droit ni société civile. Peuplée d'enfants : 61 % des trois millions et demi d'habitants ont moins de 25 ans.

Bref, on se demande bien pourquoi l'Albanie tient tant à garder les 350 000 réfugiés Kosovars - et ce n'est pas fini - qui déferlent par le poste-frontière de Morina depuis un mois.

Le pouvoir central et les administrations régionales sont asphyxiés. Les magasins et les dépôts sont vides. Les camps débordent dans les écoles qui ne servent plus à faire la classe. Les hôpitaux sont engorgés. Les réfugiés hébergés dans les familles albanaises, environ 70 000, ne reçoivent aucune aide des organisations humanitaires qui les ont perdus de vue. La police ne suffit plus à la tâche, à Kukës par exemple, où le gros des réfugiés arrivent, à Kukës qui est passée de 10 000 habitants à 80 000, la police dispose d'une seule et unique voiture de police !

Le ministre des finances albanais, Anastas Anjgeli, vient de déclarer que le quart du budget annuel de l'État a déjà été dépensé pour faire face au flot des réfugiés.

Et pourtant l'Albanie continue de privilégier une solution " locale " au problème des réfugiés kosovars. Elle s'oppose à leur déportation lointaine. Elle veut les garder chez elle.

Par affection pour les petits cousins kosovars ? Sans doute. Mais pas seulement. L'Albanie veut surtout garder chez elle les organisations humanitaires qui prennent soin des réfugiés. Avec l'évidente arrière pensée que ces humanitaires-là se rendront bien compte que ce sont tous les Albanais qui sont des réfugiés. Les 350 000 qui viennent du Kosovo, bien sûr. Mais aussi les trois millions et demi de locaux, qui viennent du Moyen Âge.

Et même si les humanitaires devaient s'en aller aussitôt la guerre finie, tant qu'elle durera, ces étrangers, pas loin de 10 000 personnes, constituent une sorte de bourgeoisie qui loue des maisons, des véhicules, emploie des chauffeurs, des interprètes, mange dans les hôtels, boit un coup le soir, bref, dynamise l'économie locale.

Tout le monde est ici. UNHR. OSCE. UN. WFP. CICR. HCR. Médecins sans frontières. Médecins du monde. Haut-Commissariat de ci et de ça. Tous les sigles, toutes les ONG, tous les humanitaires sont en Albanie pour faire face au plus grand exode de réfugies en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale.

Plus les soldats de l'OTAN. Plus les journalistes.

Ce n'est pas la guerre en Albanie. Pas encore. Mais c'est le l'encombrement des Jeux olympiques. Le business des foires internationales. Dans ce pays si pauvre que les pierres ont la gale, une chambre dans un hôtel ordinaire, à Tirana, vaut 180 $. US évidemment. Un interprète en demande autant pour présider trois entrevues. Taxis, restaurants, guides, chacun court après son trésor de guerre. À Kukës je me suis fait demander 120 $ US pour une carte détaillée de l'Albanie. Une carte ! Une map ! " T'en veux pas ? m'a dit le type, en me la reprenant des mains. Pas de problème, je vais la vendre à tes collègues de la télé. " Il est parti sans me le dire, mais il le pensait, que quand on est un pouilleux, on couvre les foires agricoles, pas les guerres.

À Korcë, dans le sud du pays, le seul hôtel potable de la ville, l'hôtel Vergina, est tenu par la mafia évidemment, mais des mafieux si ostentatoirement couverts d'or que c'en est surréaliste. D'autant plus que l'hôtel est plein de caritatifs qui font dans l'aide aux plus miséreux. Il y avait aussi des bonnes soeurs de l'île de Malte, et même une jeune femme de Montréal, en congé sans solde de la GRC, Nathalie Heppel, en mission de vérification pour le compte de l'OSCE ( elle fait des enquêtes, recueille les témoignages des réfugiés, dresse la liste des exactions qu'ils ont subies ).

" Vous rendez-vous compte, mademoiselle de la Gendarmerie royale, à qui vous donnez votre fric, dans cet hôtel ? " Elle a haussé les épaules. Que pouvait-elle y faire.

Le temps des volontaires à sleeping bag qui prenaient pension chez l'habitant, qui ne coûtaient pas cher, mais faisaient plus de conneries que de bien, est révolu. Les ONG emploient aujourd'hui des spécialistes, des techniciens, des ingénieurs à haut salaire et primes d'éloignement. On ne se doute pas à quel point l'humanitaire est devenu une industrie avec ses secteurs hyperspécialisés. Au camp voisin de Korcë, j'ai demandé à un type ce qu'il faisait au juste, il m'a répondu : " Moi je suis de toilette-sans-frontière " ! J'ai cru à une blague. Mais non. C'est juste qu'on n'y pense pas, mais les toilettes sont effectivement de première nécessité dans les camps de réfugiés. Et ce n'est pas n'importe qui qui est capable d'en installer.

Le tourisme humanitaire disais-je, dynamise l'économie locale. Mais bien entendu, c'est la classe dirigeante et la mafia qui en profitent le plus.

Pure construction de la bêtise humaine, résultat aberrant d'une purification politique qui a duré 35 ans, lorsque la guerre sera finie, l'Albanie continuera de mourir.