Le mardi 20 avril 1999


L'Histoire, la Haine
Pierre Foglia, La Presse, Kosovo

Sur le chemin de mon retour, durant le long voyage en autobus vers le sud de l'Albanie et la frontière grecque, un tout jeune Albanais m'entretenait (1) de l'Illyrie.

Tu sais ce qu'est l'Illyrie, a-t-il commencé.

Je n'en avais pas la moindre foutue idée. J'exagère. S'il m'en parlait avec cette flamme, cela avait sûrement un rapport avec la " Grande Albanie ".

Le jeune homme me bassinait. J'étais ennuyé tout autant que lorsque nos Amérindiens, ou les Juifs, les Palestiniens, les Serbes, les Grecs, les Turcs revendiquent un territoire au nom de l'Histoire avec un grand " H ".

Dans les Balkans, l'Histoire a la mémoire particulièrement convulsive et la mèche foutrement courte. On ne plaisante pas avec l'Histoire dans les Balkans. Pour l'avoir ignoré, j'ai bien failli rire jaune. C'était à Skopje, la capitale de la Macédoine. on y fêtait la Pâque orthodoxe. Dans le centre-ville fermé à la circulation - leur Pâque ressemble à notre Saint-Jean-Baptiste - j'ai demandé à des jeunes gens qui faisaient brûler des petites bougies de m'expliquer pourquoi les gens étaient si fiers. Après tout c'était une fête religieuse, pas nationale. " C'est bien simple, me répondit l'un d'eux, nous les orthodoxes de Macédoine, nous sommes les premiers. " Il tendait son doigt comme le font les spectateurs dans les stades : les premiers.

Les premiers quoi ? Les premiers orthodoxes, à faire quoi ? À faire de la bicyclette ? À se tricoter des tuques pour l'hiver ? Ils ne m'ont pas trouvé drôle du tout. Et ils ont commencé à scander Mi-lo, Mi-lo, Mi-lo, en brandissant des cibles comme on le fait dans les rues de Belgrade.

Jamais, comme dans les Balkans, je n'ai entendu autant de gens, des plus lettrés aux plus ignorants, convoquer l'Histoire pour se décréter " premiers occupants " de leur territoire et... de celui du voisin.

L'Illyrie, insistait le jeune homme dans l'autobus, comprenait, outre l'Albanie, la Croatie, et une partie de la Bosnie.

Pis après ?

Cette guerre ne se fait pas au nom du pétrole, au nom de quelconques intérêts économiques ou stratégiques, elle se fait au nom de l'Histoire. " Le Kosovo, dit Milosevic, est le berceau historique de notre nation, là où reposent nos rois, où ont surgi nos premiers monastères. "

Pis après ?

Jamais, comme dans les Balkans, l'Histoire ne m'est apparue comme un conte pour enfants un peu débiles : il était une fois la Grande Albanie, la Grande Serbie, la Grèce éternelle. Il était une fois une grande et belle civilisation, la nôtre, mais hélas, hélas, sont arrivés les barbares, les méchants Byzantins, les méchants Hellènes, les méchants Ottomans qui nous ont volé notre pays et qui ont tout sali.

Les Balkans sont tapissés d'une multitude de petites haines ferventes, qui datent de mille ans. Elles sont disposées en mosaïque, suivent le contour des ethnies. Le passé, bricolé, dénaturé, est vécu comme un syndrome. Histoire et haine. Haine et Histoire. Indissociables. Vrillées dans les esprits. Cité par l'Express il y a deux semaines, Churchill disait que les Balkans " produisent plus d'Histoire qu'ils ne sont capables d'en consommer ".

Les Balkans sont tapissés de petites haines sournoises qui couvent sous les apparences, sous les alliances. Prenez la Macédoine. En principe, dans ce conflit, la Macédoine est l'alliée des Occidentaux. En réalité, la grande majorité des Macédoniens (orthodoxes) ont plus de compassion pour leurs frères serbes bombardés par l'OTAN que pour les réfugiés albanais. Il faut être allé au dépotoir qu'était le camp de Blace, aujourd'hui désaffecté. Il faut avoir entendu les réfugiés de Blace dire que les policiers macédoniens les ont traités avec autant de rudesse que les Serbes. Il faut entendre aussi les médecins de " Médecins du monde " qui ont travaillé là-haut : " L'horreur et la honte. Au matin, nous trouvions des enfants morts de froid. Les policiers macédoniens en poste à Blace portaient des gants et des masques comme si les réfugiés étaient des animaux pestiférés. "

En ce moment, à Stenkovac, le grand camp macédonien au nord de Skopje, la soldatesque agit avec la brutalité de gardes-chiourme, comme si les réfugiés étaient des criminels qui purgeaient une peine. Je suis monté quatre fois au camp de Stenkovac, les quatre fois le chauffeur de taxi macédonien a déblatéré contre les réfugiés, " cette racaille que la presse étrangère chouchoute, on se demande bien pourquoi ".

Les Balkans sont tapissés de petites haines qui rendent le fond de l'air inflammable. À l'aéroport de Skopje où j'étais allé assister au départ d'un contingent de réfugiés vers l'Allemagne, j'ai été témoin d'un incident qui a failli dégénérer en émeute. À l'entrée de l'îlot réservé aux réfugiés, un soldat contrôlait les entrées et sorties en donnant un coup de tampon sur la main de ceux qui avaient à circuler, pour aller aux toilettes par exemple. Arrive une maman avec un bébé. Le soldat tamponne la main de la mère, et de façon complètement inutile, tamponne le bébé... dans le front. " T'es bien tata ", a dit la mère au soldat. Du moins je suppose que c'est ce qu'elle lui a dit. Le soldat riait. Le bébé pleurait. Des réfugiés sont venus à la rescousse de la mère. Un début de bousculade. Soudain une tension extraordinaire. Les soldats ont rompu quand ils se sont aperçus que les caméras de la télé allemande filmaient la scène. Mais on avait eu le temps de voir comment, en une seule seconde, une seule étincelle pouvait rallumer les feux de mille ans d'hostilité.

Je vous parle des Macédoniens et des Albanais. Mais je pourrais tout aussi bien vous parler des Grecs. Venant de l'Albanie, passer la frontière grecque dans un autobus de travailleurs albanais qui s'en vont travailler en Grèce, c'est faire l'expérience du mépris. On ne sait rien du mépris tant qu'on n'a pas vu un officier de douane grec regarder un travailleur albanais sous le nez, lui faire signe d'ouvrir son sac, en retirer les hardes une à une, les jeter sur la table d'un air dégoûté.

Il faut voir la filée de camions, d'autobus, de voitures qui attendent d'entrer en Grèce. Il faut voir les pauvres gens, qui pataugent dans la boue ( dont mon jeune ami bien loin de son Illyrie ). Ils attendent dans l'angoisse d'être refusés, parce qu'il manquera une signature, ou parce qu'ils ne ressembleront pas assez à la photo de leur permis de travail. Il faut voir les officiers grecs prendre tout leur temps, déconner entre eux, faire sentir à ces pouilleux qu'on n'entre pas comme ça dans la Communauté européenne.

Ici aussi on fait le plein, pour mille ans encore, de haines nouvelles, qui s'ajoutent aux anciennes du lourd contentieux gréco-albanais. Ici aussi, un jour, quand on aura assez d'Histoire et de haine accumulées, on se fera la guerre.

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(1) Non, je ne parle pas albanais. Mais les Albanais parlent fréquemment italien. L'Albanie est sans doute le seul pays au monde où la deuxième langue n'est pas l'anglais, mais l'italien. L'Italie, il est vrai, n'est séparée de l'Albanie que par un bras de mer. Les Albanais regardent beaucoup la télé italienne, écoutent beaucoup la radio italienne.