Le samedi 24 avril 1999


La paix des cimetières
Pierre Foglia, La Presse

Je trouve qu'on parle bien légèrement de la guerre, ces jours-ci.

Non, je ne m'apprête pas à vous dire que je suis contre l'envoi de troupes au sol, au Kosovo. Mais je pensais à un truc : si on mettait un fusil dans les mains de tous ces intellectuels qui, au nom des droits de l'Homme, se prononcent en ce moment en faveur de la guerre totale, si on leur disait comme dans la chanson de Boris Vian, « s'il faut donner son sang, allez donc donner le vôtre », croyez-vous qu'ils feraient d'aussi bons apôtres de la guerre ?

Peut-être la guerre au sol, et les milliers de morts qu'elle entraînerait, est-elle la seule solution pour mettre fin aux massacres de Milosevic. Peut-être. Je n'en sais rien. Je dis seulement que, parlant de cette effroyable solution qu'est la guerre, on n'a pas le droit d'en parler en prenant des postures, on n'a pas le droit d'en parler comme d'une option raisonnable, on n'a pas le droit de faire l'intelligent. On n'a pas le droit de briller en écrasant l'autre de ses certitudes.

Quand on est un intellectuel écouté, mediatisé, on peut penser que, la guerre est la seule solution pour abattre Milosevic, mais le pensant, le disant, l'écrivant, on devrait avoir la décence de garder à l'esprit que ceux qu'on enverra la faire, cette guerre, on ne leur demandera pas, à eux, ce qu'ils en pensent. On leur mettra un fusil dans la main, et on leur dira: le Kosovo c'est par là.

À Belgrade ces jour-ci, c'est la mobilisation générale. Des femmes, des mères, pleurent en voyant partir des fils, des maris.

Nous nous battrons jusqu'à la mort, dit Milosevic. Plus sobres, les Alliés évoquent « les pertes en vies humaines qu'entraînerait une intervention au sol ». La guerre grandiloquente de Milosevic. La guerre comme métier, la guerre technocrate des Alliés. Des discours bien différents, mais les mêmes bourbiers, les mêmes charniers, les mêmes obus, les mêmes mines antipersonnel et, quand tout sera fini, la même blanche géométrie des cimetières militaires.

Il n'y a pas grande différence entre mourir dans une grande envolée patriotique, et mourir discrètement, en s'ajoutant dans la colonne des « pertes collatérales », comme ils disent.

Et il faut le redire ici : on ne meurt pas à la guerre comme dans les films de guerre, en tombant proprement. Pouf, c'est fini, au suivant. À la vraie guerre, le soldat qui reçoit une balle ou un éclat de grenade court encore un moment avant de tomber. Il a le ventre ouvert. Il perd ses tripes. Il hurle. Il chie sur lui.

J'ai fait la guerre d'Algérie comme... dactylo-secrétaire d'un colonel. Je tapais des rapports, dont des rapports d'opération qui précisaient parfois que, « tombé au début de l'accrochage en pleine nuit, le sergent machin-truc était mort à l'infirmerie du bataillon dans l'après-midi ». Entre le moment où il était tombé, et sa mort dans l'après-midi, combien de fois le sergent machin-truc avait-il demandé sa femme, ses enfants ? Sa mère. Combien de fois a-t-il dit : « Putain j'ai mal. Putain la guerre. » Les rapports que je tapais en trois exemplaires ne le disaient pas.

Le Marine à côté de moi n'avait plus de visage, le haut de son crâne était ouvert, je voyais sa cervelle molle. Son doigt était encore crispé sur la détente du M60 qui barrait sa poitrine. Moi j'avais les reins brisés. Je savais que je ne marcherais plus jamais. Des mains m'ont soulevé... ( extrait de Combat trauma, Australians and New Zealanders in Vietnam, Kenneth Steinbrook )

On n'a pas le droit de parler de la guerre comme d'un médicament aux effets secondaires un peu ennuyeux. Comme d'une omelette qu'on ne peut pas faire sans casser des oeufs. On n'a pas le droit, ce ton-là. Les effets secondaires de la guerre ont le crâne ouvert, ou vont en chaise roulante.

On a encore moins le droit, comme M. Chrétien, d'aller à la guerre, parce-que-les-autres-y-vont. On a peut-être, comme Canadiens, à aller à la guerre au Kosovo. Peut-être. Je n'en sais rien.

Mais si on y va, alors il faudra expliquer aux Canadiens, pourquoi, aujourd'hui au Kosovo, et pas hier en Bosnie. Pas en Turquie où, en 94, un million de Kurdes ont été chassés de chez eux, exactement comme le sont aujourd'hui les Kosovars. Et pourquoi pas au Tibet, aussi ?

Je répète que je ne sais pas s'il faut engager des troupes au sol au Kosovo. Je dis seulement que, si les Canadiens décident de participer au combat, ils devront assumer que c'est au nom d'une morale universelle qui ne pourra plus ignorer les Kurdes, les Tibétains, les Libanais ( sous la coupe des Syriens ), les Palestiniens, le Timor oriental, et quoi encore ?

Et si on décide d'y aller, il ne faudra pas taire le prix du sang et des larmes. M Chrétien répète « que les Canadiens ne sont quand même pas pour rester en arrière si les autres y vont ». C'est bien ce que j'avais compris : on irait faire la guerre pour faire comme les autres. Il ne faudra pas oublier de le préciser sur la tombe des Canadiens qui tomberont là-bas : mort pour faire comme les autres.

Faut-il aller tuer des Serbes ? Peut-être, je ne sais pas. Mais d'abord reconnaître qu'au delà des grands principes, c'est bien de cela qu'il s'agit : tuer des Serbes. Pas deux ou trois. Des milliers. DES MILLIERS. Tuer des Serbes pour mettre fin aux massacres des Kosovars. Tuer des Serbes à des fins humanitaires.

Petit détail que l'on semble avoir oublié les premières victimes de la dictature de Milosevic, les secondes si l'on veut, après les Albanais-Kosovars, sont les Serbes eux-mêmes. On n'a pas le droit de diaboliser dix millions de Serbes, de les traiter comme s'ils étaient dix millions d'abrutis, dix millions de Milosevic.

Comme tous les peuples de la terre, les gens de mon pays chantent le printemps, l'amour, la vie, la paix, la liberté. Aujourd'hui je pleure mon pays. Aujourd'hui je chante mon pays. ( Anica Nonveiller, ex-animatrice à Radio-Belgrade, aujourd'hui professeur de chant à Montréal. )

Faut-il aller faire la guerre ? Peut-être. Je ne sais pas. Mais on n'a pas le droit d'en débattre comme le font actuellement les intellectuels ( surtout les Français ) en prenant des poses avantageuses, le cul bien au chaud, sans jamais dire le poids des larmes et du sang.

Faut-il aller faire la guerre pour faire la paix ? Peut-être. Je ne sais pas. Mais on n'a pas le droit d'ignorer que la paix que l'on gagnera à faire la guerre est la paix des cimetières.

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NB : Congé la semaine prochaine. De retour mardi le 4 mai.