Le samedi 8 mai 1999


Le printemps dans le plâtre
Pierre Foglia, La Presse

Attache-moi les cheveux, s'il te plaît...

Depuis que ma fiancée s'est cassé le bras, je n'arrête pas de lui faire des queues de cheval qui ne tiennent pas. C'est du foin, ces cheveux-là. Je n'arrête pas de lui faire des sandwiches aux tomates. De tordre sa débarbouillette. De lui gratter le bras droit ( elle s'est cassé le gauche ). De lui couper les ongles. Ah ça, je ne supporte pas ! La petite rognure qui tombe, wouache !

Ça fait vingt ans cette année qu'on est ensemble et presque autant qu'on habite dans le coin, Saint-Armand, Frelighsburg, Stanbridge East. On venait de se rencontrer ou presque, quand elle m'a montré dans un rang, près d'ici, une petite maison jaune bien ordinaire, sous des grands arbres et qu'elle m'a dit : Tu vois, c'est la maison de mes rêves.

Une histoire de chats a fait qu'on a rencontré le vieux monsieur qui l'habitait. L'automne dernier, il nous a dit qu'il songeait à vendre. Il y a un mois, on a acheté la maison jaune aux chats, sous les arbres.

Le vieux monsieur qui l'habitait est de cette sorte de fou qui garde tout. Quand je dis tout, TOUT. Il gardait les bouteilles, les pots, les boîtes, les sacs, les caisses, les matelas, les noyaux de n'importe quoi, des pépins de pomme, les boîtes de sardines vides, pas deux ou trois, des milliers de boîtes de sardines vides, des milliers de cartons de lait vides rangés dans des boîtes de carton, des milliers de boîtes d'oeufs vides, de boîtes de céréales vides, des classeurs entiers d'étiquettes, de modes d'emploi, de dépliants publicitaires. Des dizaines de caisses de revues, de Times, de Paris Match, de Life. Et des livres. Plus de trente mille livres, sans intérêt sauf deux ou trois. Et des journaux. La Presse, Le Devoir, The Gazette, Montréal Matin. La Patrie. Des piles de journaux jusqu'au plafond.

Le vieux monsieur a tout laissé.

On a tout vidé. Vous savez les conteneurs de la taille d'un wagon que l'on voit dans la cour des maisons en rénovation ? On en a rempli six. C'est en montant dans l'échelle du sixième pour y jeter une dernière boîte de livres que ma fiancée est tombée et s'est cassé le bras.

On ne se doutait pas que c'était à ce point-là. Le vieux monsieur ne laissait jamais entrer personne chez lui. C'était un vieillard étonnant de presque cent ans, ex-ingénieur civil, discourant de tout avec une remarquable lucidité. Un fils venait parfois le visiter, bourru et peu attentionné.

Je vouais au vieux monsieur une sympathie amusée. J'empruntais parfois son rang avec l'idée de le surprendre sur sa galerie et d'échanger quelques mots. Je le tenais pour un vieil érudit, c'est seulement en prenant possession des lieux, que j'ai réalisé qu'il n'avait jamais ouvert ses livres. J'ai oublié le nom de sa maladie, mais cela n'a rien à voir avec une quelconque obsession de la lecture. Plutôt une obsession de l'espace, une appréhension gigogne de la vie, une mise en abyme de la réalité : le livre dans le sac, le sac dans la boîte, la boîte dans la caisse, et cent autres caisses par-dessus, de la cave au grenier, et les granges, et le garage, et la cour...

D'un paquet de lettres tombées d'un sac, celle-ci, écrite il y a plus de quarante ans par le fils justement, adolescent à l'époque, et pensionnaire quelque part : " Chers parents, j'ai appris la grande nouvelle, papa va nettoyer la cour ! La phrase était répétée trois fois, d'une écriture de plus en plus grosse, comme se gonflant d'espoir et d'allégresse, PAPA VA NETTOYER LA COUR, PAPA VA NETTOYER LA COUR !... Un peu plus loin le fils disait toute la joie qu'il aurait, quand la cour serait propre, d'inviter enfin ses amis.

Mais Papa n'a jamais vidé la cour. Ni la maison. Il a continué à y entasser des caisses de pots et des boîtes de sacs pendant quarante ans. Quand j'ai acheté la maison le mois dernier, c'était un dépotoir qui puait le rat mort et le pipi de chat.

Il m'a fallu deux jours rien que pour en sortir les journaux. Des grandes brassées de Presse moisies que je portais de la cave au conteneur. De temps en temps, en se retroussant, les pages découvraient la petite photo de ma chronique.

Te rends-tu compte fiancée que j'ai l'impression de me porter d'un dépotoir à un autre ?

Elle ne m'écoutait pas. Toute à la rénovation de la maison de ses rêves. Ici serait le solarium. Là, la salle de couture. Au-dessus mon bureau. Ai-je dit que c'est en grimpant dans l'échelle de fer du sixième conteneur qu'elle est tombée et s'est cassé le bras.

Elle vient justement d'entrer dans mon bureau, me tourne le dos, relève son T-shirt de sa main valide.



Attache mon soutien-gorge, s'il te plaît. C'est un vieux truc !

J'ai réussi à lui arracher un pauvre sourire aussi blanc que son plâtre.

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En route pour l'hôpital, j'évitais de regarder son poignet qui faisait un " S ", mais j'ai bien vu, à la grimace des infirmières des urgences, que c'était grave.

On a passé l'après-midi à l'hôpital. Et... et rien mon vieux. Je suis désolé, même s'il me reste un peu de place, je n'ai pas d'horrible histoire d'hôpital à vous raconter.

La veille même, une jeune consoeur qui travaille avec Le Bigot me racontait qu'au Royal Vic, on laissait son père dans des draps tachés de sang, parce qu'on n'en avait plus de propres. Mon ami Bob me parle de sa vieille mère de 88 ans qui vient de passer deux jours dans un couloir des urgences à Le Gardeur.

Pas moi. Je n'ai rien à chicaner.

Des infirmières empressées. Une jeune orthopédiste affable. C'est frustrant à la. fin, comment voulez-vous que je témoigne du grand bordel qui règne dans nos hôpitaux ?

Juste une anecdote. Une dame victime de multiples fractures s'est présentée en même temps que ma fiancée, la même orthopédiste l'a prise en charge au moment où, de la salle d'opérations voisine, sortait un chirurgien qui, de tout évidence, avait terminé sa journée et s'en allait chez lui. L'orthopédiste la intercepté : " Va-t'en pas, je pense qu'on va avoir besoin de toi. " C'était pas un ordre. C'était entre collègues. Le type n'a pas soupiré, il n'a pas dit qu'il fallait qu'il aille chercher ses enfants à la garderie. Il est retourné dans la salle d'opération remettre sa blouse... Comment voulez-vous que je témoigne de la déshumanisation des soins de santé ?

Ouais, m'ont fait observer plusieurs personnes, tu peux pas dire ça, c'est pas pareil dans les petits hôpitaux de campagne.

Je m'excuse. Je dirai à ma fiancée de se casser une jambe en ville, la prochaine fois.