Le mardi 11 mai 1999


L'affectation littéraire
Pierre Foglia, La Presse

Après 50 pages de La Petite Fille qui aimait trop les allumettes, de Gaétan Soucy, je ne savais toujours pas de quoi il était question. Certes je comprenais les mots : dans un château à la campagne, deux enfants se demandent quoi faire du corps de leur père, un ancien missionnaire au Japon, qui vient de se suicider. Je comprenais les mots, mais pas tous, l'auteur s'amuse à en inventer, il s'amuse aussi à mêler les genres au point je ne savais toujours pas au bout de 50 pages qui me parlait : une narratrice ou un narrateur ? Sans ajouter que je m'embrouillais dans les parenthèses et les apartés. J'eusse sans doute continué, par défi sportif, si soudain, au bout de 50 pages, je n'avais eu la désagréable impression que l'auteur faisait exprès pour que je n'y comprenne rien. L'impression que ses incohérences étaient planifiées, une espèce de parcours du combattant pour lettrés, un livre dont les seuls héros sont les lecteurs qui réussissent à se rendre au bout. Dès les premiers mots j'ai eu l'impression d'avoir attrapé, au vol, un autobus dont le chauffeur donnait, exprès, de brusques coups de volant, pour me faire lâcher prise.

Scusez ma paranoïa. Il serait beaucoup plus simple de dire que La Petite Fille qui aimait trop les allumettes, de Gaétan Soucy, n'est pas un livre pour le commun des lecteurs. Il commande un niveau de lecture auquel on n'accède pas sans bagage théorique ni références philosophiques. Ainsi, le narrateur avoue imiter " la syntaxe de Saint-Simon " et nous renvoie souvent à Spinoza. J'ose alors vous le demander : que savez-vous de la syntaxe de Saint-Simon ? Êtes-vous familier avec L'Éthique de Spinoza ? Pas moi.

On s'entend bien : je n'ironise, ni ne critique. Comment critiquerais-je, puisque je n'ai rien compris ? Je constate simplement deux choses

1- La Petite Fille qui aimait trop les allumettes n'est pas un livre pour tout le monde.

2- Mais tout le monde est en train de l'acheter, parce que c'est l'événement littéraire de notre printemps, consacré par le Bouillon de culture de Bernard Pivot qui est allé dire, dans la foulée du Salon du livre de Paris, que c'était " incontestablement, la grande révélation littéraire des dernières années au Québec ".

Et mon cul, M. Pivot ? Vous n'avez, pas plus que moi, compris un traître mot du livre de M. Soucy.

Je ne suis pas un fan des émissions de Pivot, mais pour l'avoir lu souvent - dans Lire, sur le football, sur le vin, en collaboration avec Michel Drucker ( quel beau tandem littéraire ! ) - je sais qu'il est, comme moi, un Dupont-Lajoie littéraire, je sais qu'il n'a fait que répéter gentiment ce que ses nègres lui ont pissé dans les oreilles. Combien on parie que si M. Soucy avait eu la mauvaise idée de se faire éditer par une petite maison d'édition plutôt que par Boréal, combien on parie que M. Pivot eût trouvé " une autre incontestable révélation littéraire des dernières années au Québec " ?

Et mon cul, messieurs les critiques d'ici ?

Vous avez salué l'avènement d'un grand écrivain que vous ne faites que pressentir très vaguement. Vous vous dites : " Il me semble qu'il y a quelque chose là ", mais vous n'en savez rien pour sûr. Pas plus que moi... Petit retour sur le Salon du livre de Québec, il y a un mois, lors de la table ronde " Livres et médias ", vous avez dénoncé, messieurs, la logique marchande du journalisme culturel, ses partis pris contre les choses de l'intelligence, but what about l'affectation culturelle ? Piège à cons tout aussi dommageable, et tout aussi efficace pour décourager les lecteurs de lire ?

Ne venez pas me chanter que Proust aussi, et Kundera et Beckett et Borges, et Joyce et plus près de, nous, Michel Houellebecq, ne sont pas faciles à lire non plus. Vous savez très bien que ce n'est pas du même ordre de difficulté. Vous savez très bien que lisant La Petite Fille qui aimait trop les allumettes, on a l'impression de se retrouver dans une thèse de doctorat sur le post-formalisme.

Vous savez très bien ( si vous ne le savez pas, vérifiez avec vos amis qui ont acheté le livre et avec les libraires ) que l'événement littéraire de ce printemps au Québec tombe des mains de neuf lecteurs sur dix. Et ça, mon vieux, ce n'est pas une meilleure nouvelle pour la littérature d'ici que le succès du livre merdique de Charlebois. C'est bien gentil de dénoncer la logique marchande des épiciers de la culture, mais il y a pire qu'un livre qui ne se vend pas : il y a le livre qui se vend et qu'on ne lit pas.

C'EST TOUJOURS MIEUX QUAND IL NE SE PASSE RIEN - L'antihéros du dernier livre de Jean-Paul Dubois, un écrivain qui lâche tout pour aller bummer aux States, a cette superbe réflexion après quelques mois de bourlingue : " Mon métier ne me manquait pas et pas davantage le confort de ma maison. Je ne souhaitais nullement être distingué d'une quelconque façon de mes semblables. Je désirais seulement vivre parmi eux, les côtoyer discrètement, et peut-être un jour, les aimer en paix. "

Le genre de phrase qu'on a envie de vivre.

Si ce livre pouvait me rapprocher de toi, ( l'Olivier ), est le premier roman de Dubois qui me rapproche, effectivement, un peu de lui. Je vous l'ai dit cent fois, il faut absolument lire les nouvelles et les petites proses ( Parfois je ris tout seul ), de Dubois, mais ses romans, bof...

J'ai bien cru qu'avec celui-ci ça y était. J'embarquais. Un écrivain lâche la fiction pour la réalité, traverse une Amérique laconique, arrive à Montréal. Il aurait dû y rester. C'était bien, il ne se passait rien, c'est toujours mieux quand il ne se passe rien.

Mais vous connaissez les Français ? Les grands espaces et tout ? Il a fallu qu'il se ramasse sur un lac en haut de La Tuque où pêchait jadis son père. Changement de rythme, de ton, de livre, carrément. On était dans du Sam Shepard, on tombe dans du Lalonde, dans Le Fou du père, avec en prime un orignal " qui plante ses grands yeux dans les nôtres comme s'il voulait se souvenir de nous, graver à jamais en lui nos visages d'assassins. " Whao !

C'est un beau thème, les hommes qui s'exaltent à l'orée des bois ( et de la vie ). Il y en a souvent dans les romans américains chez Carver, chez McGuane. Comme un antidote aux avatars du rêve américain. Chez Harrison, dans Wolf, il y a en un qui chasse le loup. Mais il ne le rencontre pas. Pas fou. C'est toujours mieux quand il ne se passe rien.

C'est toujours mieux quand les héros qui ne souhaitent nullement être distingués de leurs semblables se contentent de vivre paisiblement parmi eux.