Le samedi 15 mai 1999


Non, ce n'est pas drôle
Pierre Foglia, La Presse

Entarté alors qu'il servait des repas aux pauvres, le ministre Stéphane Dion a porté plainte à la police.

M.Dion était furieux: "Ce n'est pas une farce, ce n'est pas drôle", a-t-il protesté.

De plus en plus de gens s'indignent de ces entartements. De plus en plus de gens disent, avec M.Dion, et me rapporte-t-on avec Pierre Bourgault du Journal de Montréal, que, effectivement ce n'est plus drôle du tout.

Mais qui donc a dit que la subversion devait faire rire?

Si on prend les entarteurs pour des amuseurs de rue, on se trompe beaucoup, je crois.

Reprenons, voulez-vous. Ce matin là, M.Dion, servait de la soupe aux pauvres dans un resto communautaire du quartier Centre-Sud. Si M.Dion veut aider les pauvres, qu'il se lève en Chambre, qu'il dise qu'il ne supporte plus la pauvreté au Canada, qu'il commande à son collègue Pettigrew de slaquer de la colonne sur les quotas. On l'a élu pour cela. Comme simple citoyen, M.Dion peut aussi envoyer un chèque au Chic resto Pop.

Mais aller servir de la soupe aux pauvres avec un chapeau de cuisinier sur la tête qui fera une belle photo, ça ne rend aucun service aux pauvres, ça rend service à M.Dion. Et il y a des gens, j'en suis, les entateurs aussi j'imagine, qui trouvent que se faire du capital politique sur le cul des pauvres, c'est le bout de la marde du mépris.

C'était pour ça la tarte. C'était pas pour faire rire. C'était pas un gag. C'est peut-être même, effectivement, un peu de terrorisme. Inoffensif. Mais du terrorisme quand même. Qu'avez-vous contre un peu de terrorisme M. Bourgault? Je vous ai pourtant connu sympathisant d'un terrorisme autrement dommageable que celui-là.

Anyway. Je ne referai pas la chronique que j'ai déjà faite sur les entarteurs. Je constate seulement qu'en les traitant en insupportables galopins on évacue le sens politique de leur action. On voit que cette tarte ridiculise, à travers M.Dion, nos institutions démocratiques, mais ne voit pas que lorsque M.Dion sert la soupe aux pauvres, affublé d'une ridicule toque de grand chef, il ne sert pas les pauvres, il SE sert des pauvres.

J'ai de la misère à vous suivre des fois. C'est même pas une question d'opinion. De logique, plutôt. Un jeune homme m'appelle au bureau hier sur le même sujet:

Êtes-vous pour ou contre les entarteurs? Je lui réponds que je les trouve plutôt sympathiques. Alors j'espère, me dit-il, que vous allez dénoncer la police qui les poursuit comme des criminels...

Pas du tout jeune homme. Que la police fasse son travail. Je veux pas qu'on légalise la tarte à la crème, et qu'on se mette à en garocher partout. Il ne faut justement pas que ça devienne une farce.

Il ne comprenait pas.

Cela m'arrive souvent de ne pas me faire comprendre. Je crois que c'est parce-que je suis un peu vieux. Parce que je pense comme avant. C'est pas qu'on était plus intelligents, avant. Plus conséquents, peut-être.

Avant aussi, il faut le dire, le sens des choses et des événements était flou, moins éparpillé. Aujourd'hui le sens est partout. Tout le monde en fabrique. Les médias surtout. Les chroniqueurs, les experts. Il arrive un truc comme le massacre de Littleton au Colorado et hop, les recherchistes des émissions d'information convoquent un psychologue, un sociologue, un philosophe, un directeur d'école, un prêtre qui se mettent tous à fabriquer du sens.

Il y a une surproduction de sens. Le sens est en suspension dans l'air, éclaté en mille particules qui ne demandent qu'à se poser sur n'importe quoi, il y en a même dans la soupe.

À propos de Littleton, on a tout dit sur les armes à feu. Tout dit sur les jeux vidéo violents. Tout dit sur les enfants et Internet. Tout dit sur les enfants "reject" dans les écoles. Résultat: on a dérangé, inquiété, boulversé des milliers d'enfants et leurs parents à travers l'Amérique. Au lendemain de Littleton des milliers d'enfants "un peu différents" ont été soupçonnés d'être des tueurs potentiels. Des milliers d'enfants ont été exclus, isolés, pour "antisocial behavior".

Deux enfant qui pètent des plombs, c'est pas la preuve que les jeux vidéos mènent au meurtre ou qu'Internet rend les enfants fous. Deux enfants qui pètent des plombs, c'est un accident. La société n`est pas malade de ses enfants malades. Par contre, elle est de plus en plus malade de son refus de l'accident, de sa surproduction de sens, de sa prétention à tout expliquer, à tout comprendre, tout prévoir, tout arranger.

Elle est malade de son aspiration à la pureté.

J'ai reçu cette semaine une lettre d'un lecteur qui me dit: " Je refuse, en tant que consommateur, de payer le coût économique du vol à l'étalage que vous, et Mme Pagé, banalisez." Ce que ne dit pas ce citoyen modèle, c'est qu'il refuse de payer aussi le coût économique du cancer du poumon du fumeur. Le coût économique de la maladie de coeur, du type que ne fait pas d'exercice. De l'accidenté en vélo qui ne portait pas de casque. Bref, ce monsieur, et de plus en plus d'autres, aspirent à vivre dans une société débarrassée de ses déviants. Une société pure dans laquelle tout sera prévu, expliqué et les accidents évités.

Avant, les choses, les événements avaient un sens qui coulait de source, comme rivière. On les regardait passer, certains diront avec fatalité, mais je crois que c'était de la modestie, on ne prétendait pas empêcher les volcans de cracher, ni les fous de devenir soudain furieux, et quand un autobus pleins de petits vieux tombait dans un ravin, on n'envoyait pas cinquante ingénieurs pour raser la montagne. Il y avait aussi des voleurs de pommes, des gendarmes pour les arrêter et on laissait aux curés la tâche inutile de leur faire la morale.

Aujourd'hui, enfin l'autre jour, on a annoncé à la radio que j'allais participer à un lave-autos pour ramasser des sous pour envoyer des enfants en vacances. Entendant la chose, M. Léon Courville, vice-président de la Banque Nationale, s'est dit: "Tiens, tiens..." Il est venu me porter 1000$, mais il est surtout venu m'expliquer que les banques font la charité par philanthropie, et pas pour se faire de la pub comme je l'ai déjà écrit.

J'écoutais son sermon, je me disais ça se peut pas, c'est un témoin de Jéhovah, il est en train d'essayer de me convertir, ce con.

La société est malade de ses curés. De ses bons sentiments. Avant, quand c'était pas des tartes, quand c'était des bombes, personne ne disait: "C'est pas drôle!" C'était évident.