Le mardi 18 mai 1999


Le courrier du genou
Pierre Foglia, La Presse

M. Dupuis, de Saint-Laurent, relève avec une certaine humeur que la Fondation québécoise en environnement tient, à son profit, " un festin de homards à volonté ", demain soir au marché Bonsecours où sont attendues 400 personnes. " N'est-il pas incongru, s'interroge M. Dupuis, qu'une Fondation pour défendre l'environnement, organise un festin de homards alors que cette espèce est menacée. D'autre part, j'ai toujours détesté le concept de la bouffe " à volonté " qui suggère une bande d'épais se goinfrant jusqu'à s'en faire péter la panse, pour en avoir pour leur argent..

Sous réserve de vérification plus complète, je ne pense pas que le homard soit une espèce en danger, M. Dupuis. Mais ce n'est pas une raison pour en bouffer dix-huit le même soir. Vous avez raison, il y a quelque chose de connement bourratif dans ce " à volonté ". Manger son pain en pensant à ceux qui n'en ont pas, gâche l'appétit pour rien, mais de là à aller s'empiffrer comme un porc chez les écolos, il y a là comme un malaise...

LA GRATUITÉ - Ça m'amuse lorsque vous utilisez le mot " bulgare " par dérision ou je ne sais quoi. Vous connaissez des Bulgares complètement idiots ou quoi ? ( Aglika Likova, artiste ).

Je vous félicite, madame, vous êtes la première Bulgare que la chose amuse. Pour répondre à votre question, je ne sais rien de la Bulgarie et des Bulgares. C'est juste un tic. Et la musique du mot, sa façon de rouler dans la bouche : bulgare... Un tic phonétique. Fun et tic.

LA LITTÉRATURE - Une dizaine de lecteurs, c'est beaucoup pour un sujet littéraire, se sont portés à la défense de l'auteur Gaétan Soucy et de sa Petite fille qui aimait trop les allumettes. Parmi eux, une jeune fille de 16 ans, Évelyne Lafleur-Guy : j'étais comme vous jusqu'à la cinquantième page, je ne comprenais rien. Mais j'ai continué. C'est le livre qui m'a le plus touché dans ma vie, jusqu'ici, même que j'ai pleuré. Et ce n'est pas vrai qu'il faut des références pour le comprendre, ce n'est pas vrai qu'il faut avoir lu Spinoza. Je n'ai pas de référence, je suis une jeune fille ordinaire qui entre au cégep l'an prochain, je n'ai jamais lu Spinoza, je suis allée voir qui c'était dans le dictionnaire.

Les autres lettres vont dans le même sens. Normand, un prof de cégep que j'aime bien. Ginette, ma bibliothécaire favorite. Ben cout'don, je me suis peut-être trompé. Je vais réessayer.

LA PATRIE - Je suis une Française de 80 ans, je sais que vous n'aimez pas tellement les Français mais je tiens à vous faire compliment de votre chronique, etc. ( Hélène Clair )

Je vais vous raconter, madame. J'ai grandi en France, fils d'immigrants italiens. Comme tous les fils d'immigrants, j'ai d'abord eu honte de mes parents et haï leur pays d'origine. Enfant, j'étais plus français que les Français. Arrivé à l'âge adulte, suivant en cela l'habituel parcours des fils d'immigrants, j'ai découvert mes origines italiennes, et je suis tombé dans l'excès contraire : la survalorisation de mon ascendance. Je suis devenu plus italien que les italiens. Et bien sûr, je haïssais les Français. Puis je suis venu ici. Et j'ai recommencé exactement le même trip, mais en accéléré, un gars a beau être un peu con, il apprend. Fait que me voici aujourd'hui, presque au bout de mon âge, ayant trouvé pays auprès de mes chats, de ma fiancée, de mes amis, de mes paysages. Il se trouve que c'est ici, au Québec. Mais je tiens la France pour le plus beau pays du monde, et ses gens parmi les plus affables. Quant à l'Italie, c'est le plus mythique de mes trois pays, mon Italie n'existe pas. N'existe plus.

Voilà, vous savez tout madame.

L'AMOUR - Aujourd'hui vendredi, je viens de croiser mon ex dans le 51. Après deux ans de séparation, je quitte encore l'autobus pour éviter d'avoir à lui parler de la pluie et du beau temps. Ça me fait chier qu'il me fasse encore chier.

Mélanie Mallanio, 23 ans.

LE SILENCE - Je suis une fille de 15 ans. Je suis enfermée dans un centre d'accueil. J'ai fait une connerie un moment donné. Je paie pour. C'est pas important. J'ai un devoir à faire qui vous concerne, c'est comme une compréhension de texte. Je dois vous dire que je comprends pas ce que vous dites, vous écrivez des choses comme pour remplir le silence, c'est ce que font mes parents aussi. De toute façon, ils sont morts. Pas pour vrai, mais c'est comme ça dans mes rêves, ils sont morts. Vous avez déjà lu un livre qui s'appelle Du sang sur la chair d'une pomme ? C'est écoeurant. Je vous le recommande. Je me sens un peu conne de vous écrire, surtout depuis que je l'ai dit à mon frère, il me dit que des lettres comme la mienne, vous en recevez des centaines par jour.

Isabelle

PS. Je mets pas mon nom de famille, je veux être un peu dans l'anonimat

PS encore. Mon éducateur m'a aidée à corriger mes fautes.

Deux choses, Isabelle, tu diras à ton frère que des lettres comme la tienne j'en reçois à peu près une par année. L'autre chose, tu diras à ton éducateur que anonymat s'écrit avec un " y ".

LA PASSION - Je suis fonctionnaire au gouvernement du Québec. Une carrière que j'ai choisie. Je suis une passionnée. 13 ans que je vois le balancier aller de gauche à droite au gré des élections, au gré des lubies des gestionnaires, des directives contradictoires...

13 ans que je croule sous des quantités de travail que le public n'imagine certainement pas, lui qui prend tous les fonctionnaires pour des paresseux. 13 ans que je mens à moitié à mes concitoyens pour couvrir mes supérieurs, des petits provinciaux en habits trois pièces.

Malgré tout ça, pendant 13 ans, M. le journaliste, j'ai fait mon travail, avec passion, loyalement.

L'écoeurement est venu sans que je le voie venir. La machine s'est enrayée sournoisement. Un moment donné je me suis rendue compte que mes dossiers avaient un peu de retard. Puis, beaucoup. Je n'y crois plus. J'attends la retraite. Sauf qu'il me reste 20 ans avant la retraite.

Partir ? Une folle ! J'ai des enfants à élever.

Il me reste 20 ans à tirer, comme ils disent en prison. Allez-vous m'apporter des oranges ? Des fruits de la passion ?

Je ne signe pas, ça ne vous dérange pas trop ?

LA POÉSIE - Mettons que je serais une femme qui travaille au CLSC La Petite Patrie. Mettons que ce serait le 8 mars 1999, et que les hommes du CLSC, tous ensemble, pour célébrer cette dernière journée de la femme du millénaire auraient composé un poétique acrostiche qui dirait des choses comme celles-ci :
Femmes, fées des étoiles ou roses des vents, vous ne cessez d'éclairer nos moulins à vent

Minces, rondes, élancées, bien tournées, vous comblez d'aise nos regards et nos pensées émoustillées

Mettons que je serais une femme du CLSC La Patrie et que j'aurais trouvé ce machin sur mon bureau, le 8 mars dernier, signé Fernand, Guy, Jean, Martin, Michel, Normand, Stephan, Yves et Yvon. Mettons.

Je les aurais tous convoqués dans mon bureau. J'aurais dessiné le cadran d'une boussole sur un bout de papier.

Messieurs, une rose des vents, c'est ça, une étoile à 32 divisions, donnant les points cardinaux.

Ensuite j'aurais relevé ma jupe ( ou baissé mon pantalon ).

Quel rapport avec mon cul, messieurs ?