Le samedi 22 mai 1999


Le banc bleu
Pierre Foglia, La Presse

J'arrive de la pharmacie où j'ai ramassé, sur le comptoir, un prospectus qui parle des hémorroïdes. Quelques conseils express. Le texte du prospectus commence ainsi : Le mot hémorroïde vient du grec.

Ça ne m'étonne pas du tout. Vous ?

Je ne sais pas pourquoi j'ai ramassé cela, je n'ai pas les hémorroïdes. J'ai eu tout le reste par contre. Un printemps de cul. Vraiment. On est presque rendu à la fin du mois de mai et peut-être l'avez-vous noté, je ne vous ai pas encore parlé de vélo. C'est tout simplement que je n'en fais pas, mon vieux. J'ai joggé tout l'hiver pour être en forme quand arriverait la saison de vélo, mais aux premiers beaux jours, je suis parti pour les Balkans. J'en suis revenu avec une bronchite qui à duré un mois, et me voilà maintenant au chevet de ma fiancée handicapée. Life sucks, comme disent les Bulgares.

Ne faites pas attention, je bougonne par habitude, au fond je sais bien que les accidents arrivent pour nous éviter des catastrophes plus grandes encore, comme je l'ai dit à ma fiancée, si tu ne t'étais pas cassé le bras, va savoir, je me serais peut-être cassé la jambe en vélo. Et franchement, mon amour, j'aime mieux que ce soit toi, je trouve que tu supportes la douleur beaucoup mieux que moi.

Je passe donc le printemps sur le banc bleu de la galerie. Comme je n'avais rien à faire, je me suis dit tiens, je vais essayé de saisir le moment précis où sortent les feuilles. Je me suis mis à fixer les bourgeons très intensément, mais évidemment, je n'ai, pas vu la transition s'opérer. À un moment donné, j'ai constaté que les érables étaient vert tendre et comme cotonnés d'une écume de menthe. Cela confirme ce que j'ai toujours soupçonné, que les choses vraiment importantes arrivent imperceptiblement.

Je ne suis pas seul sur la galerie. Il y a des chats. Pas les miens. Ceux qui me tiennent compagnie sur la galerie viennent de la grange du voisin. Des réfugiés. Une mimine jaune enceinte et son époux, un matou grognon. Et aussi un chat tout blanc aux yeux bleus, celui-là est complètement sourd, comme le sont presque toujours les chats blancs aux yeux bleus. C'est une chose étonnante un chat sourd, les souris dansent quand il est là. L'autre jour, un de mes chats a sauté dessus. Il l'a regretté. Le chat sourd s'es transformé en une boule de griffes et de bave qui feulait à mort. Effrayant.

Je crois que les chats blessés sont comme les gens blessés, ils sont dangereux parce qu'ils savent qu'ils peuvent survivre.

D'où je suis assis, sur le banc bleu, je fais face au plus beau paysage du monde. Je vous l'avais déjà dit, mais c'est encore plus vrai aujourd'hui, parce que depuis que je vous l'ai dit, je suis allé en Albanie. Je savais que mon bout de prairie était un bonheur d'une glorieuse netteté, je savais qu'à l'heure du midi, infusée de l'ombre d'un grand chêne, ma prairie ( qui n'est pas à moi ) touchait à la perfection, je savais qu'il me suffisait de respirer un peu de cette beauté pour être instantanément heureux. Je crois que la beauté sert à cela : à frapper d'insignifiance tout ce qui nous emmerde dans la vie.

Mais depuis que je suis allé en Albanie, des images se superposent quand je regarde ma prairie. Des images d'usines désaffectées. De cochons qui fouillent les tas d'ordures au milieu de la rue. Les placards rouges Coca-Cola. L'image d'un grand désespoir à ciel ouvert. J'ai traversé des pays plus pauvres. Aucun plus désespéré. Et je pense souvent au type qui est responsable de tout ça. Je pense souvent au fou qui a mis le couvercle sur l'Albanie pendant 40 ans, comme sur un ragoût oublié au bout du comptoir. Ce fou-là justement, c'est bien ce qu'il y a de plus troublant, n'était pas fou. Mais un type ordinaire. Vous et moi.

Ce type qui s appelait Enver Hoxha, était plutôt cultivé, il avait étudié en Belgique et à Montpellier avant de rentrer en Albanie et de monter dans la hiérarchie du parti. On le décrit ainsi dans la collection Petite Planète : le président de république albanaise est un bon père de famille, il mène une vie calme et régulière. Il lit beaucoup. Il aime voyager à travers l'Albanie, loge chez l'habitant, s'assied en tailleur par terre pour discuter politique avec les vieillards en buvant du raki et du café turc, il se fait volontiers appeler par son prénom : Enver.

Vous voyez le portrait. On ne dit pas s'il jouait au basket-ball, mais c'est M. Chrétien, c'est M. Bouchard, M. Parizeau, c'est vous et moi. J'ai longtemps pensé à ce type comme à un exalté. Je viens juste de comprendre que c'était un type ordinaire. Un beau-frère comme on en entend déconner à la fin des repas de famille : " Ah si c'était moi, je ferais ci et ça. " Hoxha a fait ci et ça. Il a fait tuer des milliers de gens. Cet homme modeste qui s'asseyait par terre pour parler avec les gens a fait dresser sa statue, haute de deux étages, dans toutes les villes d'Albanie. Sur la stèle de ces statues devait être obligatoirement gravé, sous son nom : " 1908 - Immortel ". L'hymne national albanais le célébrait en l'appelant " l'étoile qui éclaire l'Europe ".

À la chute du communisme, on a jeté terre toutes ses statues. On aurait dû en garder une. Changer l'inscription sur la stèle : Enver Hoxha, un homme ordinaire comme Staline, comme Hitler, comme vous et moi.

Pour revenir à l'actualité et puisqu'on parle de l'Albanie et que le Kosovo est à côté, entendez-vous craquer la résistance serbe ? Voyez-vous déserter par centaines, on dit même par milliers, ces soldats serbes qui en ont assez de Milosevic ? Et ces femmes, ces mères, ces épouses qui commencent à réclamer la fin de ce conflit, les entendez-vous ?

Voyez-vous les grandes manoeuvres diplomatiques. Voyez-vous venir la paix ?

De quoi auront l'air tout à l'heure ceux qui, depuis le début, réclament une opération terrestre parce que " les guerres se gagnent sur le terrain, la fleur au fusil, les couilles plus grosse que celles de l'ennemi " ?

Tous ces militaires et ces intellectuels, main dans la main, qui ont dénoncé la pusillanimité des Américains. De quoi auront-ils l'air si ça se règle sans débarquement ?

Et si c'était la preuve qu'on pouvait maintenant mener des guerres chirurgicales qui ne tuent pas complètement le malade ?

Et si c'était la fin de toutes les guerres ?

Pour les soldats qui en mourront quand même, on pourra toujours les honorer en s'inspirant d'un petit monument qui s'élève, près du palais de justice à Milan, en Italie, dédié " à nos soldats morts en temps de paix ".