Le samedi 5 juin 1999


Reject
Pierre Foglia, La Presse

Il y a éjecte dans reject. Hop, ça saute, ça bouge. C'est pour ça qu'on ne peut pas traduire par rejeté. Quand on est reject, on n'est pas tassé dans son coin. Quand on est reject, on est en mouvement. Ce n'est pas un état. C'est une activité parascolaire.

L'autre jour, avec ma voisine Catherine, 12 ans, on parlait d'une autre petite fille du village, et Catherine me disait : " Oh elle, c'est la reject de l'école. "

Pourquoi ça ?
Parce qu'elle l'a pas !
Elle a pas quoi ?
Elle l'a pas, tu comprends pas ce que ça veut dire ? Elle l'a pas, c'est tout.
Ça ne te fait pas de peine, cette petite fille toute seule dans son coin que personne n'aime ?
Ben non. Elle est reject, c'est normal.
Ça résume bien, je trouve. Rejeté, c'est " social ". Reject, c'est normal. Je vous raconte ce matin l'histoire d'un reject. Vous ferez les liens que vous voudrez avec l'actualité, avec vos propres enfants, ou pas de lien du tout, c'est pas obligé. Daniel a 16 ans, d'origine roumaine, il est en secondaire quatre à la polyvalente A.-N. Morin de Sainte-Adèle.

Une école avec des montagnes dans la cour ou presque. Clientèle d'enfants riches ( les rejetons de la bourgeoisie commerçante de Saint-Sauveur et Sainte-Adèle ), mais aussi des enfants pauvres du secteur manufacturier de Mont-Rolland. Une école pure-laine sans " ethniques ", seulement deux Noirs dans toute l'école. Pour le reste, une polyvalente comme les autres, un peu de dope, un peu de taxage, et tous ces grands dadais dans leurs jeans cargo, Vous savez ces jeans pour chier dedans qui leur pendent entre les jambes.

Bien sûr, les mêmes clivages que partout entre les Hip-hop et leur rap techno, les Casquettes la visière sur le côté, les Yo qui font tinter leurs médailles, les Hippies drapées dans leurs robes soleil et les Jocks du groupe ski, bronzés jusque derrière les oreilles. Mais tous les groupes confondus de la polyvalente de Sainte-Adèle s'entendent pour opprimer le même super reject de l'école : Daniel. Il y a d'autres rejects dans l'école, en fait, chaque groupe a son propre reject aussi indispensable à la dynamique du groupe que le leader, mais Daniel est le reject qui fait l'unanimité, le reject universel, plus reject que ça, t'es dans un sac vert.

Comment devient-on reject universel ?

Personne ne peut dire, pour Daniel. C'est pas seulement son accent roumain. C'est pas parce qu'il ne porte pas de Nike. C'est pas son physique. C'est pas un téteux de prof. Ni un " nerd ". Seulement un mauvais élève comme il y en a tant. Même pas tannant.

Alors quoi ?

Un prof explique : Daniel veut TROP faire partie de la gang. Il veut TROP être accepté. Il veut TROP être aimé. Daniel veut TROP. Mais si on y pense deux minutes, c'est aussi ce qui fait des ados en général des petits malaises sur deux pattes : ils veulent trop. Sauf qu'ils évacuent leur fébrilité à travers des attitudes, des codes vestimentaires, des valeurs qui ont surtout pour objet de les montrer cool. Les ados veulent, plus que tout, avoir l'air cool... Au contraire, Daniel est intense et maladroit. Les ados se reconnaissent dans cette caricature d'eux-mêmes et en rajoutent dans la tyrannie...

Daniel a tout fait pour s'intégrer. Il a même essayé, avec son petit accent roumain, d'imiter Elvis Gratton, le personnage grotesque du film culte qui a remplacé chez de nombreux ados le Rocky Horror Picture Show de leurs parents. ils connaissent toutes les répliques par coeur. Daniel les a apprises aussi. À la pause, dans le salon des étudiants, on l'encourageait à faire son numéro. Cela a tout de suite dégénéré en freak-show. Daniel est devenu plus pathétique qu'Elvis Gratton.

Sa dernière tentative pour faire partie de la gang a viré au ratage complet et presque au drame.

Comment pourrais-je les impressionner vraiment ? s'est demandé Daniel, décidé à frapper un grand coup avant la fin de l'année. Qu'est-ce qui leur imposerait enfin le respect ?

Une voiture, bien sûr.

Le parking de la polyvalente est toujours plein. Des minounes et des BM. Des Cherokee. Voire parfois l'Alfa Romeo de quelque fils doré de la mafia.

Je vais me payer une voiture, s'est dit Daniel. Et pas n'importe laquelle : une voiture sport.

Ce qu'il fit en trouvant l'argent on ne sait trop comment. Daniel s'est acheté une Fiero. Vous savez ce que c'est ? C'est la voiture sport la plus ridicule à n'avoir jamais pris la route. Tout le monde me l'a dit : la Fiero est une bouffonnerie sur quatre roues. Seulement deux personnes l'ignorent en Amérique du Nord, moi évidemment. Et Daniel.

Daniel, qui ne se tenait plus de joie, s'apprêtait à aller faire pétarader son bolide dans le parking de la polyvalente. il lui restait un dernier détail à régler : son triomphe serait plus complet s'il parvenait à asseoir une fille dans cette voiture-là. Il en a trouvé deux. Deux petites secondaire un, deux petites oies ébahies qui ne savaient pas qu'il était reject

C'est dans cet équipage que Daniel est arrivé au parking en pleine pause du midi. Il a fait grande impression, mais pas celle qu'il espérait. Cyrano fit moins rire de son nez que Daniel de sa Fiero. Hi! Hi! Regardez qui s'avance dans son carrosse ! Le rejet ! Et avez-vous vu les pouponnes ! Des secondaire un ! Ils furent odieux comme jamais. Trois excités ont sauté sur le capot en donnant des coups de poing sur la carrosserie.

Daniel a vu noir. L'auto a bondi. Deux des excités ont réussi à sauter. Le troisième s'est écrasé la face sur l'asphalte. Commotion cérébrale. Une nuit à l'hôpital. Finalement rien de grave.

Quand Daniel est revenu, un quart d'heure plus tard, l'attendait la foule menaçante des petits cons qui l'oppriment depuis quatre ans. L'attendaient aussi deux voitures de police. Les petits cons ont applaudi quand on l'a menotté. Ils ont encore applaudi quand la dépanneuse a enlevé la Fiero.

Avant que n'arrive cet incident, juste après Littleton, un prof de la polyvalente avait dit comme ça, juste pour causer : " Si un drame du genre devait arriver ici, il arriverait par Daniel. "

Mais vous ferez bien vous-même les liens que vous voudrez avec l'actualité, avec vos propres enfants, ou pas de lien du tout, c'est pas obligé.

Voilà, je vous ai raconté l'histoire d'un reject.

L'éternelle histoire de l'homme qui est un loup. Et on a vu, ce matin, que ses enfant sont des chiens.