Le jeudi 10 juin 1999


D'autres rejects
Pierre Foglia, La Presse

Des fois, je vous aime. Des fois, vous êtes super généreux, vous ajoutez de la substance, vous illustrez, vous faites rebondir un sujet qui serait peut-etre tombé à plat sans la pertinence de vos témoignages. Je vous remercie tout spécialement pour la manière dont vous avez prolongé ma chronique de samedi sur les rejects.

D'abord deux témoignages d'ex-rejects, porteurs d'un peu d'espoir.

Je sais ce que c'est d'être reject, je l'ai été, raconte Marie-Ève. Je suis passée par tous les stades. J'ai été la reject qui a voulu à tout prix faire partie de la gang en rendant des services ( genre devoirs scolaires ). Résultat on vous déteste encore plus. J'ai été la reject complètement démolie, qui se demande ce qu'elle fout sur terre. J'ai aussi été, vers la fin, la reject forte dans son coin que rien n'atteignait plus, absorbée par ses études. J'ai finalement quitté cette putain d'école. Je suis entrée au cégep où je me suis fait des amis, où je fais partie de la gang, où je suis heureuse. C'est comme ça que j'ai su que ce n'était pas moi le problème, c'était eux.

Second témoignage, reçu par courriel, signé Jessy LaPointe:

Aujourd'hui dans la vingtaine, je suis un " reject " d'une petite école de village. J'étais un téteux de prof. Jétais aussi un fatigant, un dogmatique qui prêchait la non-idoience. Je me suis retrouvé complètement isolé. Je suis venu tout près d'être lynché.

En passant, il y a des rejects, c'était mon cas, qui sont rejects autant par rejet des autres que par refus des autres. Certains enfants se retirent volontairement ( et en toute connaissance de cause ) du groupe.

Mais ce que je veux surtout dire c'est qu'on perdrait son temps à vouloir éliminer les comportements de rejet, il vaut mieux mettre ses énergies à protéger les rejects, à veiller à ce qu'ils ne versent pas eux-mêtnes dans une violencee désespérée, ou dans la dope, ou, l'alcool, ou les idées suicidaires...

On peut aussi les orienter vers des objectifs personnels, j'ai eu la chance de l'être, je me suis intéressé tour à tour à l'étude des insectes, des religions et des auteurs classiques. À défaut d'avoir trouvé des amis dans les cours d'école, j'y ai trouvé le goût des études et peut-être la capacité de me tailler plus rapidement une place dans le monde des adultes.

Pour finir sur un conseil pratique aux rejects : tenez bon jusqu'au cégep où votre calvaire prendra fin pour des raisons de structures très différentes.

Maintenant, le point du vue d'un parent de reject. Cette dame de la Rive-Sud. En larmes au téléphone. Deux enfants, un garçon, une fille. Le garçon, 12 ans, grand et fort, bon élève, il est le reject de l'école depuis sa sixième année.

L'enfer, monsieur, sanglote la dame. Mon fils se fait insulter, cracher dessus, on le traite tous les jours de gros plein de marde, de tapette, on lui dit qu'il pue. On demande à sa soeur comment elle fait pour vivre avec un frère pareil. L'autre jour, une fille lui a lancé : " Ta mère aurait dû te mettre en adoption. " Je suis allé rencontrer la mère de la fille, elle m'a ri en pleine face.

Tous les jours des coups. Mon fils est le punching-ball de l'école. C'est allé jusqu'à la commotion cérébrale. La gang lui avait donné rendez-vous dans le parc, soi-disant pour discuter. Ils l'ont massacré. J'ai déposé une plainte. Les parents sont venus me le reprocher. Un père m'a dit : " Vous avez peut-être un mari policier madame - mon mari est policier - mais, moi, j'ai de très bons avocats "...

On a vu des psychologues. Mon fils est allé dans des ateliers de formation sociale où on lui a appris à gérer les provocations, les incidents. Nous avons consulté d'autres psy. Cela a coûté très cher. On lui a payé des cours de karaté. Cela n'a rien changé.

La directrice de l'école m'a dit un jour quelque chose de terrible. Elle m'a dit vous savez madame, votre fils serait dans une foule, il marcherait les yeux baissés, sans rien dire, sans déranger personne, la foule se tournerait contre lui. C'est comme ça. On ne sait pas pourquoi.

C'est à pleurer, et je pleure souvent, je vous assure. L'été dernier, mon fils s'était fait un ami. Un nouvel arrivé dans le quartier. Tout allait bien. Mais deux semaines après la rentrée, l'ami l'a averti : " Ça ne me dérange pas que tu m'appelles chez moi, mais ne viens plus me parler à l'école, il ne faut pas qu'on nous voie ensemble. "

C'est effrayant vous ne trouvez pas, monsieur le journaliste ?

Je trouve madame.

Je cherche ce qu'il y a de différent. Dans mon temps aussi il y avait des rejects, on les appelait autrement, mais ils servaient d'exutoire tout aussi odieusement qu'aujourd'hui. Il y a pourtant quelque chose de différent, je viens juste de trouver quoi : l'isolement. De ce que je me souviens de nos rejects, ils n'étaient pas isolés, il se créait un noyau de protection autour d'eux, un noyau de révoltés, de réfractaires à la meute, à la foule.

Mais pour le reste, rien n'a changé. D'un côté, un être différent, souvent mal dans sa peau, éminemment fragile et vulnérable. De l'autre, la meute des fils et filles des honnêtes gens qui ont déjà l'âme fétide et carnassière de leurs parents.

Votre chronique sur les rejects a réveillé de vieux souvenirs, m'écrit Luc Panneton de Saint-Laurent. À l'école secondaire Saint-Germain où j'allais dans les années 70, nous avions un reject qui s'appelait Guy Danis, avec un " D " comme dans damné. Des claques derrière la tête. Des jambettes. On le rentrait dans le mur. On l'enfermait dans une case. Un jour, quelqu'un lui a même enfoncé la pointe d'un compas dans une fesse. Je ne participais pas. Mais je ne disais rien. J'étais du bon côté.

... Je me demande ce qu'est devenu notre reject, s'il porte encore sa blessure.

Et vous M. Panneton, je vous pose la question sans malice, et vous, êtes-vous encore, êtes-vous toujours du bon côté ?

Extrait d'une longue lettre de M. Daniel Whelan, de Longueuil : Les enfants harceleurs dont vous parlez dans votre chronique de samedi sont idiots comme leurs parents sont pleutres. Lorsqu'on pratique l'ostracisme en si bas âge, c'est qu'on trouve des modèles autour de soi pour nous l'inculquer. Allez donc demander à ces chers parents ce qu'ils pensent du voisin et des minorités, vous verrez qu'ils ne se gênent pas pour le dire, et pour le dire en présence de leurs enfants-rois.

Une question, tiens, pour finir. Un parent de reject vous appelle. Il vous informe que votre fils est un des plus acharnés à tyranniser le sien, que faites-vous ?