Le samedi 19 juin 1999


Les bêtes
Pierre Foglia, La Presse

Je ne fais pas un métier plus difficile qu'un autre, pas moins non plus. Je fais un métier plein d'humanité, à tout le moins plein d'humains, de gens qui me racontent des histoires, le plus souvent au téléphone, par lettres aussi et maintenant par courriel. Le plus souvent, je ne vois pas les gens, leurs voix me parviennent de loin, j'entre dans leur monde comme un chirurgien, sans avoir à le toucher vraiment, en écartant les chairs avec un instrument : mon stylo.

L'autre jour, une dame m'a raconté que son fils de 15 ans qui se faisait cracher dessus et tabasser à l'école s'est suicidé. Notre seul et unique enfant, précisait-elle.

Je n'en parlerai pas.

Je ne fais pas un métier plus difficile qu'un autre, seulement, certains jours, je trouve qu'il est trop plein d'humains. Si j'habitais en ville, il m'arriverait d'en mordre quelques-uns. Au moins, à la campagne, les bêtes me préservent de la violence et du dégoût.

Viens ici Picotte, viens ici, mon gros chat gris.

Je le renverse dans mes bras, j'enfouis ma tête dans le poil de son ventre, on n'entend pas que je crie.

ZÉZETTE - Quand ça fait quatre jours qu'elle n'est pas rentrée, je vais là chercher où elle gîte, dans le bois, à deux bons kilomètres d'ici.

Allez hop à la maison !

Je vous jure que je l'ai vue hausser les épaules. Je la trouve toujours à cet endroit où la colline est hérissée de rochers monstrueux comme tombés de la lune.

Qu'est-ce que tu fais ici? C'est plein de renards et de coyotes. Un jour, on ne retrouvera plus que ta queue. Et je ferai quoi, moi, de la queue d'une petite chatte noire ridicule ? Un plumeau ?

Je vous jure que je l'ai vue sourire. Elle me précède sur le chemin du retour, le bout de sa queue ridicule, justement, dressé au-dessus des fougères, me montre le chemin.

Elle s'arrête au ruisseau pour boire, repart, marmonnant je ne sais quoi. L'autre jour, de l'oblique d'un talus, a surgi un chevreuil qui a disparu en trois bonds. La petite chatte noire, qui était à ce moment-là assise sur une souche, n'a même pas bronché.

Tu le connais? C'est ton ami ?

Arrivée à la maison, pas bonjour, pas bonsoir, pas faim, pas soif, elle est allée se coucher. Demain matin, quand on se lèvera, elle sera déjà repartie.

Aujourd'hui,, je ne peux même pas vous parler du chagrin immense qu'elle me ferait en ne revenant jamais, aujourd'hui, une mère m'a raconté que son fils de 15 ans qui se faisait cracher dessus à l'école s'est suicidé et sa douleur rend toutes les autres illisibles.

LE CHIEN - Où vas-tu jogger ? demande ma fiancée.

Depuis qu'ils m'ont trouvé un caillot qui joue au yoyo dans une de mes veines, elle veut savoir dans quel fossé me retrouver si jamais.

Je vais " au chien ", fiancée.

Ce n'est pas mon parcours le plus beau, mais c'est mon préféré parce que j'ai l'impression d'aller voir quelqu'un. Un aller-retour jusqu'à une ferme où m'espère une chienne blanche et noire.

Bonjour le chien !

Ça faisait bien trois semaines que je ne l'avais pas visitée. Elle m'a fait la fête, roulirouling sur le dos, les quatre pattes en l'air, elle glapit connne un chiot quand je lui flatte la bedaine, puis se souvient qu'elle a des choses à me reprocher et se met à me faire la gueule :

Pourquoi tu ne venais plus ?

Ordre du médecin, ma fille. Pas de jogging, pas de vélo, pas de ci, ni de ça, il ne veut même pas, imagine, que je mange de légumes verts. Il paraît que cela épaissit le sang.

Mais tu peux manger de la viande ?

Pourquoi tu me demandes ça ? Ah oui, s'cuse moi. Je lui ai donné l'os que j'avais apporté. Je lui apporte toujours un os qu'elle se dépêche d'aller enterrer dans un coin de sa cour.

Elle m'a fait un brin de conduite comme elle fait toujours au retour, jusqu'à la ferme suivante. Tandis qu'elle trottine à mes côtés, j'éteins mon Walkman, pour pouvoir lui parler...

Tu sais le chien, aujourd'hui une femme m'a raconté que son fils de 15 ans qui se faisait cracher dessus à l'école s'est suicidé. Elle m'a demandé de ne pas en faire une chronique, que c'était son drame à elle, qu'un jour peut-être il pourrait servir à d'autres, mais pas tout de suite. En attendant, la dame m'a raconté le conte du petit garçon qui plantait des clous. Écoute bien le chien, c'est un joli conte...

Il était une fois un garçon qui avait mauvais caractère. Son père lui donna un sac de clous. " Chaque fois,que tu perdras patience, commanda le père, tu iras planter un clou derrière la clôture que tu vois là-bas. "

Le premier jour l'enfant planta 37 clous derrière la clôture. Le jour suivant un peu moins. Au bout de quelques semaines, lorsqu'il sentait venir ses sautes d'humeur, il parvenait très bien à les contrôler et ne plantait presque plus jamais de clous dans la clôture.

Son père le félicita et lui commanda alors de retirer les clous : " À partir d'aujourd'hui, chaque fois que tu résisteras à l'envie de te fâcher ou d'être méchant, arrache un des clous que tu as plantés. "

Quelque temps plus tard, le garçon annonça à son père qu'il ne restait aucun clou à retirer.

Alors le père prit son garçon par la main et le mena à la clôture. " Tu as planté des clous, Puis tu les as ôtés, et tu penses être quitte, mais regarde bien la clôture : tu vois tous ces petits trous ? La clôture est abîmée. Eh bien ! c'est pareil pour les gens. Chaque fois que tu blesseras quelqu'un, tu pourras t'excuser autant de fois que tu voudras, le trou restera. "

L'URUBU - L'urubu à tête rouge est un charognard qui surprend dans nos prairies. On le verrait plutôt guetter les troupeaux de la pampa argentine. On peut pourtant observer assez fréquemment des urubus à tête rouge dans le sud du Québec. Immense comme un aigle sans en avoir la majesté, il tournoie longtemps avant de se poser sur un piquet de clôture ou un arbre mort. C'est seulement quand il se pose qu'on remarque que sa tête rouge est complètement nue et fripée comme le sexe tendu d'un vieillard.

Ils sont trois urubus dans le chêne desséché en bordure de la prairie derrièrè chez moi. Ils ont passé l'après-midi là, immobiles, fossilisés dans leur redingote noire de croque-mort. Ils attendent que les vaches mettent bas pour aller bouffer le placenta.

Ça y est, les urubus viennent de se laisser tomber comme des pierres dans l'herbe haute. Un veau est né ! Le temps que j'arrive à la clôture, un petit nono Hereford, couleur caramel, vacille sur ses pattes. Déjà sa mère le débarbouille à grands coups de langue. À deux pas, les urubus se disputent la sanie sanguinolente. Le monde d'aujourd'hui dans une image : la vie, l'amour et les charognes.