Le samedi 26 juin 1999


La danse à claquettes
Pierre Foglia, La Presse

L'histoire que je n'ai pas envie de vous raconter aujourd'hui, c'est l'histoire de Louise qui a eu une petite fille avec un type qui est devenu témoin de Jéhovah, et maintenant c'est la chicane tout le temps. Par exemple, la mère a inscrit la gamine à des cours de danse à claquettes. Le père ne veut pas en entendre parler parce que les témoins de Jéhovah ne dansent pas à claquettes, ni la valse, ni la java. Le témoin de Jéhovah est à peu près ce qu'il y a de plus difficile à inviter à danser, à souper aussi d'ailleurs, le témoin de Jéhovah ne mange pas de boudin, ni de lapin, ni de tarte aux fraises ( contrairement au mormon qui mange de tout ).

Guess who's coming to diner ?
Shit ! Not a Jehovah's Witness ?
Quand la gamine, six ans, revient d'un week-end chez son père, elle dit à sa mère des trucs comme :
Toi maman, t'es capable de créer le ciel ?
Non, répond la mère.
Tu vois, c'est Jéhovah.
La mère a obtenu de la Cour un jugement qui interdit au père d'amener sa fille à toute activité des témoins, du moins jusqu'à ce qu'elle ait dix ans. Ce qui n'empêche pas le père de lui enseigner sa foi. Et voilà la petite coincée entre la Bible et la danse à claquettes, mais à mon avis c'est temporaire, Madonna aussi a eu une enfance très très pieuse, ce qui ne l'empêche pas, aujourd'hui, sur scène, de s'agenouiller devant un grand Nègre dont elle descend le zipper en chantant Fever de la regrettée Peggy Lee.

Je suis allé dîner avec elle. Mais non, pas avec Peggy Lee, ce que vous pouvez être cons des fois. Avec la mère de l'enfant. Une super belle madame de 40 ans, allumée et tout, et ce serait l'histoire que j'aurais envie de raconter, sauf que je ne la connais pas : comment un type qui vit avec une aussi belle madame, allumée et tout, peut devenir témoin de Jéhovah ?

Fouille-moi. D'autant plus que ça faisait sept ou huit ans qu'ils étaient en semble et qu'ils s'entendaient très bien. Ils se sont dit puisque tout va bien, on va faire un enfant. Et c'est là que c'est arrivé. Au plus mauvais moment.

Le père vendait de la pub au réseau des sports (RDS). Il est arrivé un nouvel employé, témoin de Jéhovah, c'est lui qui s'est mis à raconter au père que la fin du monde était proche, qu'on entrait dans l'ère des grands cataclysmes et que seuls survivront à la bataille d'Harmaguédon ceux qui n'ont jamais mangé de boudin ni dansé à claquettes.

Comment un homme de 40 ans, qui n'a jamais été malade sauf de la varicelle, un beau bonhomme, propre sur lui, un homme bien dans sa peau, bien dans sa maison et bien dans sa femme qu'il vient tout juste de mettre enceinte, comment peut-il soudain se mettre à avoir très peur d'une invasion de sauterelles (une des prophéties annoncées) ? C'est l'histoire que j'aimerais vous raconter, mais je ne la connais pas.

Il y a des fois des hommes, des femmes aussi, tout va bien. Et puis arrive quelqu'un qui les prend en main et qui les vide de leur substance, comme on vide un tube de dentifrice, sploutch... On se retrouve avec un tube vide et de la sploutch partout. Comment remettre la sploutch dans le tube ?

Ah.

GASTRONOMIE - L'autre soir, je suis allé souper chez Rôz-Man dans le quartier gay ( Ontario et Montcalm ). Quelqu'un m'avait dit, tu vas voir, si tu ne finîs pas ta soupe, Rôz-man va manger ce qui reste debout devant ta table, et il va t'engueuler. Il se peut aussi qu'il refuse de te servir autre chose.

J'y suis allé avec l'idée de ne pas finir ma soupe, et puis bof, elle n'était pas mauvaise d'ailleurs, potage froid aux carottes, fraises et mangues. Les macaronis, abusivement appelés pennes, étaient moins réussis, mais je les ai mangés quand même, de toute façon il y en avait quatre, rien pour souffrir longtemps.

Rôz-man, de son vrai nom Jean-Guy Dion ou Ronald Bergevin, je ne me souviens plus très bien, m'a servi cul nu, son sexe (gigantesque) fourré dans une espèce de fourreau en filet.

Rôz-man raconte des histoires à chier debout, super scato et mythomane ça se peut pas, le seul truc de vraisemblable dans ce qu'il raconte, c'est que son cuisinier était un client, il en a fait son amant et il l'a foutu aux fourneaux même si, visiblement, ce gentil garçon ne sait pas faire cuire un oeuf, c'est pas grave il épluche super bien les bananes.

Je ne sais plus pourquoi je vous parle de ça. Ah oui, Rôz-man m'a demandé des billets pour le show de Diane Dufresne aux FrancoFolies. Je les ai, mon vieux. Je te les échange contre un morceau de tarte.

SÉCHERESSE - Le dernier jour de l'école, ma mère, mes deux soeurs et moi, prenions un train de nuit qui nous laissait au matin à Arona sur la rive piémontaise du lac Majeur. Un oncle nous attendait dans sa barque pour nous faire traverser à la rame. Ma mère qui avait vomi dans le train était verte comme l'eau du lac. Nous accostions à Angera sur la rive lombarde. Un autre oncle nous attendait pour nous mener, en carriole tirée par un cheval, à la ferme de mon grand-père.

Je passais l'été dans les champs, derrière les faucheurs à éparpiller le foin qu'ils venaient de coucher. Je les revois cracher sur le fil de leur faux avant d'y passer la pierre à aiguiser. Je revois aussi les femmes arriver au chaufour du midi avec le dîner et le vin frais. Puis les hommes dormaient quelques heures sous les grands arbres, dans un abandon de brutes, la bouche ouverte. Mais peut-être aussi sont-ce des images de mon cinéma intérieur, des détails devenus réalité à force de les polir. Il en est pourtant au moins un (souvenir) que je n'ai pas inventé : la chaleur. Une vibration bleutée qui montait de la terre, consumant les hommes et les bêtes. Nous rentrions le soir dans une sorte de bonheur de fatigue, vidés de tout, heureux comme des boeufs.

Je suis retourné là, il y a quelques années. Je n'ai pas reconnu grand-chose. Dans les champs où les hommes faisaient la sieste la bouche ouverte, il y a maintenant des lotissements et des bungalows à colonnades aussi pompeux que ceux des Italiens de L'Île-Bizard. Sur les collines recuites, j'ai au moins renoué avec le seul souvenir vivant de mon enfance : la chaleur.

Il m'arrive de penser que c'est un peu plus qu'un souvenir, que je suis habité de cette chaleur qui consume tout, que les seuls grands bonheurs qui me viennent sont des bonheurs de fatigue, des bonheurs de boeuf, vidé de tout.