Le mardi 21 août 1999


Mon projet pour l'an 2000
Pierre Foglia, La Presse

Les Fidji. C'était ma première idée (qui n'est jamais la bonne). À 23 h 59, le 31 décembre prochain, je serais dans l'île de Vanua Levu, une île de l'archipel fidjien, très exactement au lieudit Udu Point où passe le 180e méridien. Je serais le premier à voir l'an 2000. Et je vous raconterais.

Je ne vous raconterai rien du tout. Je n'irai pas. Je me suis souvenu d'être déjà allé aux Fidji qui sont une sorte d'immense duty free où s'engluent les touristes néo-zélandais et australiens. Je me suis vu, à minuit pile le 31 décembre prochain, faire un high five avec un Australien un peu saoul : Yé, on est les premiers ! Cela me ferait une chronique tout à fait désespérée.

Je me suis souvenu aussi que j'avais fait ça toute ma vie : être le premier. Surtout le premier à raconter des trucs que les autres verraient plus tard, le premier à aller quelque part, le premier en haut de la côte, le premier au concours de prose et poésie de la HauteYamaska, le premier (à la suite d'un pari) et sans doute le seul à jamais avoir fumé un joint de hasch en faisant une entrevue avec Jean Béliveau, qui trouvait donc que ça sentait bizarre. LE PREMIER. J'ai passé énormément de temps et d'énergie dans ma vie à être le premier. Plus de temps et d'énergie qu'à faire ce que j'aimais vraiment.

Terrible aveu ? Bof. Vous aussi, allez, soyez francs. D'ailleurs, ce n'est pas un plaisir si méprisable d'être premier. Je lisais récemment une entrevue dans laquelle un journaliste demandait à l'actuelle Miss France, une Tahitienne du nom de Mareva Galanter :
- Croyez-vous mademoiselle que la beauté rend heureuse ?
- Je ne crois pas, a répondu la jeune femme, on s'habitue à être belle, on n'y pense plus. Si je suis si heureuse aujourd'hui, c'est parce que je suis arrivée la première; le bonheur, c'est de gagner.

Alors voilà, s'il faut en croire cette jeune femme, le bonheur serait un instant, pas un état, ni une durée, surtout pas une habitude... Pour être franc, je m'en doutais un peu.

Pour revenir au passage à l'an 2000, je me suis dit que ce serait une bonne idée d'y entrer en faisant quelque chose de différent, de rare, quelque chose que je ne fais jamais ou pas souvent. Par exemple, appeler mes enfants, mes amis un peu avant minuit et leur dire que je les aime. Ils seraient surpris de m'entendre. Je t'aime. Deux mots qui ne me viennent pas aisément. Je ne m'en plains pas, remarquez, c'est mieux que de les avoir toujours à la bouche comme les gagas du nouvel âge. Les mots du coeur gagnent à s'étouffer dans la poitrine : ils sont plus émouvants quand on les expire que lorsqu'on les énonce. Énoncés, ils ont l'air quémander un retour de flamme, d'attendre qu'un « MOI aussi je t'aime ». A-t-on besoin de dire à nos enfants, à nos amis qu'on les aime ? Ils le voient bien. S'ils ne le voient pas, qu'est-ce que cela changera qu'on leur dise ? L'amour n'est pas une pompe à bras, ce n'est pas parce qu'on l'amorcera en y mettant de notre eau qu'on fera sourdre des profondeurs, un peu de son eau à elle, la pompe.

Bref, dire je t'aime à mes amis n'est pas une meilleure idée que les îles Fidji. Me revoilà à la case départ. Que pourrais-je bien faire de spécial et de rare pour passer à l'an 2000 ?

Je pourrais peut-être regarder le ciel, tout simplement. Encore qu'il n'y ait rien de moins simple que le ciel. Je n'ai jamais été à l'aise avec les galaxies. On me dit qu'il y en a des centaines de milliards. C'est trop. Mille, je les eusse apprivoisées. Des centaines de milliards, je suis complètement terrorisé. D'autant que dans chacune de ces galaxies qui se comptent par centaines des milliards, dans CHACUNE, on dénombre des centaines de milliards de soleils. C'est trop pour l'homme simpliste que je suis. Je suis l'homme d'un truc à la fois. Un vélo. Une fiancée. Un pot de confitures. Un ami. Je fais une exception pour les chats : huit. Mais je n'ai que faire de centaines de milliards de galaxies et de billions de soleils.

Vous me direz que je n'ai qu'à me choisir une étoile dans le ciel, une seule, lui donner un nom, en tomber amoureux, m'en sentir responsable et fuck les cinq cents milliards de galaxies... Vous, vous avez trop lu Le Petit Prince ! Savez combien de temps il a fallu à la lueur que produit une étoile pour se rendre jusqu'à nous ? Le voyage intergalactique de la petite lueur a commencé avant le Big Bang, quand la Terre n'était même pas encore une boule de feu, juste une particule dans un nuage de gaz interstellaire. Regarder le ciel m'anéantit.

Ce sera le 31 décembre 1999, vers minuit, on s'attendrira sur un chiffre rond : 2000. 2000 quoi ? L'homme est apparu sur Terre il y a deux millions d'année. La cosmologie nous apprend que nous sommes des poussières d'étoiles, mais je n'arrive pas à me réjouir d'être une poussière de quoi que ce soit. Regarder le ciel me porte à réciter le seul poème en allemand que je sache, (il est de Heinrich Heine), Ich weiss nitch was soll es bedeuten . Traduction enrhumée : Je ne zé pas bourquoi je zuis un peu driste...

Je me résume. Je n'irai donc pas aux îles Fidji. Je ne dirai je t'aime à personne. Et je ne regarderai pas non plus le ciel. Il se pourrait bien que je me contente de respirer un grand coup. Il parait que l'apaisement vient à ceux qui savent contrôler leur respiration. inspirez, soufflez. Plus lentement, s'il vous plaît. Et plus profondément. Inspirez, soufflez. il paraît qu'avec cette méthode et en buvant de l'eau fraîche à petites gorgées, il paraît qu'on peut arrêter le temps.

Voyez-vous cela si le temps s'arrêtait le 31 décembre vers minuit moins une ? Vous seriez là, comme des cons, un peu guerlots, vos cheveux pleins de confettis, vos bouteilles de champagne à la main, impatients ( Voyons, c'est donc bien long ! ) Soudain la rumeur vous parviendrait que quelqu'un a arrêté le temps du côté de Saint-Armand. Vous en seriez d'abord fâché, et puis l'idée vous frapperait peut-être, comme elle me frappe maintenant, que depuis le temps qu'on ne fait rien d'autre avec le temps que le gagner ou perdre, l'occasion serait belle de le vivre. Comme disait Miss France plus haut ( ou est-ce moi ? ), le bonheur est dans l'instant.