Le samedi 4 septembre 1999


Un paysage sous influence
Pierre Foglia, La Presse

Jeudi matin, je cherchais des chanterelles et des cèpes dans un bois où j'allais pour la première fois. Je suivais l'ornière d'un ancien chemin forestier, quand soudain, dans la lumière effilochée du sous-bois, se sont découpées deux silhouettes immobiles. J'ai eu le sentiment d'être attendu, on devait m'épier depuis un moment.

- Bonjour messieurs.

Ils ne m'ont pas répondu. À la place, ils m'ont demandé en anglais où était mon auto et m'ont dit de m'en aller. Ils parlaient d'autorité comme s'ils étaient les propriétaires du bois. Je savais bien que non. À voir leur sac à dos et leur sac de couchage, je savais exactement ce qu'ils faisaient là : je m'étais sans doute approché trop près d'une plantation de pot dont ils étaient les gardiens.

On est à trois semaines de la récolte du cannabis, sans aucun doute la culture la plus payante de ma région, cent fois plus que les céréales et le foin. On dit que ce sera un grand cru de pot cette année, riche en résine et en THC, la substance active du cannabis. Les buds, ou si vous préférez les épis, les têtes des plants, sont presque rendus à maturité, odorants, résineux et déjà tout cotonnés de blanc, bref parfaitement récoltables. On est dans la période où les planteurs de pot courent le plus grand danger. Non, pas la police. Les voleurs. Il règne un tel climat de paranoïa qu'il est devenu hasardeux, ces jours-ci, de s'enfoncer dans les bois ou d'aller au bout des champs. La police a découvert l'autre jour des pièges à loup dans une plantation du côté de Clarenceville, je crois. À quand des mines antipersonnel ?

Un ami, travailleur forestier qui fait des coupes sélectives pour le compte d'un regroupement de propriétaires, a trouvé l'autre jour un message sur le pare-brise de son pick-up qu'il avait laissé dans une clairière. En revenant de faire ses coupes, il a trouvé, griffonné à l'endos d'un paquet de cigarettes Player's, ce message ma- ladroit et pourtant très clair : « Êtes-vous un homme honnête ? On vous regarde. Pas de problème. Fais ta job. Je fais la mienne. » On avait pris la peine de traduire la chose en anglais, are you a good honest man ? We are watching you, etc.

Mon ami a freaké. Des plantations de pot, il en voit tout l'été. Celle-là n'était pas différente. Trente plants ici. Vingt un peu plus loin. Et ainsi de suite, plusieurs centaines de plants sur ce flanc de la montagne. D'astucieux petits barrages dans le ruisseau pour faciliter l'irrigation. Des clôtures pour protéger des chevreuils. Une super belle job. Mon ami n'est pas du genre à appeler les flics, mais comme il dit : « Je ne suis pas seul à aller dans le bois. Y circulent aussi les ingénieurs forestiers qui font le marquage des arbres, les campeurs, les marcheurs... si quelqu'un alerte la police ou pique les plants, est-ce que ça va me retomber sur le dos ? Et avec quelles conséquences ? Va-t-on foutre lè feu à mon truck ? S'en prendre physiquement à moi ?

Mon ami n'a pas apprécié non plus de se faire demander s'il était un honnête homme. Il élève trois enfants, travaille comme un malade, ne sort du bois que pour entrer dans son jardin, n'arrête à peu près jamais, ni les samedis ni les dimanches, sa femme non plus, et regardez qui vient lui demander s'il est un honnête homme ? Des petits rapaces qui travaillent trois mois par année, se font bâtir des châteaux et roulent dans des chars de mafioso.

Je me rappelle très bien l'époque où des copains de retour de voyage nous faisaient cadeau d'une dizaine de graines achetées dans un coffee shop d'Amsterdam. En février, nous les faisions germer dans un kleenex mouillé. Les plants croissaient au soleil d'hiver sur le bord de la fenêtre. On en rescapait à peine deux ou trois qu'on bichonnait tout l'été au fond du jardin. Bien assez pour notre consommation. On en donnait beaucoup, on en faisait des tisanes, des gâteaux, on en mettait dans la sauce à spaghetti qu'on faisait goûter à belle-maman sans le lui dire, on appelait ça la contreculture. C'est complètement fini. On est maintenant dans une culture extensive. Dans une économie parallèle. Dans une industrie contrôlée par le crime organisé.

Il y a seulement trois ou quatre ans, quand les agriculteurs découvraient une plantation au bout de leur champ de maïs, ils la détruisaient, ou appelaient la police, ou s'arrangeaient pour surprendre le squatter et lui botter le cul. Maintenant ils se taisent. Soit qu'ils aient reçu des menaces. Soit qu'ils aient reçu quelques billets verts. L'un n'excluant pas l'autre.

Quelques-uns, encore rares mais cela pourrait changer, se sont carrément convertis, un rang de maïs, un rang de cannabis, un rang de maïs, un rang de cannabis. Les hélicoptères sont impuissants à repérer ces cultures mixtes qui donnent des plants de pot plus petits, mais on se rattrape sur la quantité. Au bout du compte, quelle que soit leur implication, les agriculteurs se font presque toujours flouer. On leur avait promis 5000 $ on ne leur en donnera que 500 en leur raconte, tant que la récolte a été moins bonne que prévu, que le cours du pot est tombé, n'importe quoi, et que voulez-vous qu'ils fassent ? Qu'ils appellent la police ?

Au bout du compte, il y a les motards qui contrôlent le marché. Prévisible résultat, d'une vaine prohibition. En quelques années, les motard ont fait tomber les prix de 1000 $ la livre à moins de la moitié. Je parle du prix au producteur évidemment. Le prix au consommateur, lui, continue de monter, le pot est en passe de coûter presque aussi cher que la coke.

Pour revenir aux motards ils s'appliquent pour l'instant à éliminer la concurrence des « indépendants » en faisant saccager leurs plantations, en détournant leur récolte. Quelques petits meurtres en passant, au début de l'été, un de mes voisins a été froidement abattu par un tueur qui l'attendait dans sa cour. Quelques mois plus tôt, un homme à disparu. On a retrouvé son auto. On ne le reverra jamais vivant. Ça joue dur. On n'est pas si loin de la Colombie, du « plomo o plata » (du plomb ou de l'argent) du cartel de Cali.

Bien sûr, vous ne verrez rien de tout cela aujourd'hui en allant aux vendanges du côté de Dunham, ni en pédalant les petites routes du triangle Bedford, Frelighsburg, Saint-Armand. Ce dont je viens de vous parler, c'est de l'arrière du décor, le bout du champ, le fond du bois. En passant, vous ne verrez rien qu'un paysage très convenable. Ne vous y fiez pas trop. Il est sous influence.