Le samedi 11 septembre 1999


Les bananes
Pierre Foglia, La Presse

C'est une belle maison sertie dans le paysage comme un bijou. Vous aimez les bijoux ? Moi pas tellement. Surtout que celui-là est, à mon goût, un tantinet ostentatoire. Mais je suis sévère, tout le monde vous dira que c'est la plus belle maison du village. Pas étonnant qu'elle soit tombée dans l'oeil d'un faiseux de téléroman. Je ne me souviens jamais duquel d'ailleurs, le dois le redemander à chaque fois à ma fiancée...

Chérie, la maison en haut de la côte, à la sortie de Frelighsburg, dans quel téléroman c'était déjà ?

Sous un ciel variable

C'est ça. La maison dont je vous parle apparaissait dans ce machin météorologique. Les scènes d'intérieur étaient tournées en studio à Montréal, mais la maison, c'est celle-là. Bien entendu, elle est devenue un lieu de pèlerinage. Des autobus entiers de touristes y font une courte halte. On y grimpe du village en carrioles tirées par des chevaux comme dans le Vieux-Montréal.

L'autre jour, je faisais du vélo avec des amis qui traînassaient un peu et je les ai attendus en haut de la côte, à l'ombre, dans l'entrée de cette belle maison. En dix minutes deux autos et un autobus se sont arrêtés. Première auto, le chauffeur est descendu, a regardé la maison, il a dit : « C'est icitte ! » Il s'est retourné vers les occupants de la voiture et leur a confirmé en levant le pouce, triomphant : « C'est îcitte ! »

Seconde voiture, même scénario sauf que c'est à moi que le monsieur s'est adressé. C'est icitte ? Comme je tardais à lui répondre, il s'est répondu à lui-même : « Ben oui ! C'est icitte ! » Une dame est sortie à son tour de l'auto, elle penchait la tête sur le côté comme pour regarder la maison sous le nez, elle a approuvé à son tour : « C'est bien ça! »

Puis est arrivé un autobus de gens âgés. Ils ne sont pas descendus, mais je voyais les têtes opiner tandis que le guide parlait dans son micro.

C'est précisément à ce moment-là que je me suis mis à penser à ma petite fille de deux ans et demi. L'autre jour, je feuilletais un livre d'images avec elle et en tournant une page, nous sommes tombé sur une banane. La gamine toute contente a mis son doigt dessus : Ba-na-neu ! Ba-na-neu ! Tout énervée, elle tapait des mains. Vous savez comme les enfants peuvent être séniles à cet âge-là, je l'ai bourrassée un peu, ben oui, ben oui, une banane, reviens-en. Sauf que, la chose vient de me frapper en plein front, le plaisir que prend ma petite-fille à reconnaître une banane dans le dessin d'une banane est exactement du même niveau que le plaisir que prennent les gens, sur le bord de la route, à reconnaître la maison de Sous un ciel variable.

La seule différence c'est que ma petite-fille a deux ans et demi. Et la question me brûle : deux ans et demi, serait-ce notre âge culturel ? Culturellement parlant, dépassons-nous jamais l'âge de la récognition ? C'est un vrai mot, recognition : processus par lequel un esprit simple, celui d'un tout petit enfant par exemple ou celui d'une personne légèrement débile, reconnaît une chose à partir d'une image. L'âge de la recognition, c'est l'âge de la banane : deux ans et demi.

Dois-je préciser que ce genre de bananes pousse sous tous les climats? Je me souviens d'un bout de route toute crottée de bouse dans le Jura français, la ferme moussue dans le coude d'une rivière, la table de chêne dans la salle commune, des hôtes discrets et délicats jusqu'au moment où, on était en train de petit-déjeuner, la fermière nous lance, le regard au loin : « Ah le Québec ! Les rives du Saint-Lauren t! J'aimerais tant aller visiter le village d'Émilie »...

À une époque où je collectionnais les bêtises que l'on trouve dans les livres d'or, en route pour Natchez dans le Deep South, j'avais fait tout exprès une halte à Tupelo (Mississippi), à la maison natale d'Elvis Presley où j'avais été récompensé par cette super banane, dans le livre d'or de la maison de Elvis : « Félicitations, votre maison est exactement comme dans le documentaire sur Elvis que nous avons vu à la télévision. » C'est signé Richard et Ann Headington, de Monroe au Michigan. J'ai encore la page que j'avais discrètement arrachée.

Si vous êtes jamais allés à Amsterdam, sans doute avez-vous visité le Rijksmuseum, et vous êtes forcément passés dans la salle consacrée à La Ronde de nuit, cet immense tableau de Rembrandt qui montre des soldats qui s'apprêtent à lever le camp. Je suis resté une bonne heure dans cette salle, fasciné, non pas par un tableau qui ne me parlait pas, mais par le défilé des visiteurs qui venaient reconnaître l'oeuvre, l'identifier, l'annoter, la rayer dans leur carnet où ils avaient probablement écrit : « aller voir La Ronde de nuit au Rijksmuseum ». Dans toutes les langues, j'entendais murmurer : « C'est La Ronde de nuit de Rembrandt, c'est La Ronde de nuit, c'est La Ronde... » Si Rembrandt pouvait voir et entendre cela, et s'il pouvait revenir, je suis sûr qu'il ne se ferait plus jamais chier à peindre ces tableaux de nuit qui montrent des formes humaines dans des portes entrebaillées dans des ruelles obscures - Claudel disait que pour « voir » Rembrandt il faut que l'oeil sache écouter - si Rembrandt pouvait s'asseoir une heure dans la salle où est exposée sa Ronde de nuit, je suis sûr qu'il ne peindrait plus que des bananes.

Mais je reviens à l'autre dimanche, quand j'attendais en haut de la côte où se dresse la maison de Sous un ciel vatiable. En bas, dans le village de Frelighsburg, c'était la fête. Une fois par année le Festiv'art transforme Frelighsburg en marché de l'art, viennent y montrer leurs oeuvres des dizaines de peintres qui ont sans doute été des Rembrandt dans une autre vie et qui ont compris : ils peignent maintenant des lapins, des champs, des papillons, des dragons qui crachent du feu, leur grand-mère dans une chaise berçante, un chat sur le bord d'une fenêtre, un chevreuil qui boit dans un ruisseau. Quelques-uns qui ont dû faire les Beaux-Arts, peignent comme Magritte ou Dali ou Picasso. Quelques badauds qui ont aussi fait les Beaux-Arts s'y retrouvent : « Hon, on dirait du Magritte, ou du Dali, du Picasso » C'est l'avantage de faire les Beaux-Arts, en plus de la banane, on reconnaît la signature sous la banane.

Pour me punir d'être aussi snob, je m'en allais souffrir dans la Joy Hill quand un autre cycliste est arrivé à ma hauteur. Il m'a dévisagé quelques secondes et il a dit : « C'est bien ce que je pensais ! C'est bien vous ! » Et il a fait demi-tour sans me dire salut, ni rien. Il était seulement venu me reconnaître.

Je crois que je suis en train de devenir une banane.