Le mardi 21 septembre 1999


Les Diogènes
Pierre Foglia, La Presse

Il y a quelque temps je vous rapportais que j'avais acheté une vieille maison pleine de détritus, remplie d'un indescriptible fourbi de livres, de journaux, de revues, de paperasses, de bouteilles, de pots et de sacs.

On circulait dans les pièces par des sentiers étroits se faufilant entre des montagnes de cartons, de boîtes et de caisses. Je vous disais du vieillard qui habitait cette maison qu'il ne laissait jamais entrer personne chez lui, méfiant et rusé en même temps.

Plusieurs lecteurs ont reconnu dans la description de cette maison,celle d'un voisin où d'un parent, reconnu le même effarant bric-à-brac, la même méfiance du locataire. Quelqu'un m'a même signalé que M. Jean Drapeau aurait sans doute souffert du même désordre à la fin de sa vie.

Et voilà qu'une infirmière, qui préfère garder l'anonymat, spécialisée en soins gériatriques, m'a fait parvenir de la documentation sur cette maladie qui n'en est pas une, qui serait plutôt un trouble du comportement de la personne âgée, auquel on a donné le nom, va savoir pourquoi, de syndrome de Diogène.

Le syndrome de Diogène est décrit dans la revue suisse Médecine et Hygiène par deux médecins du centre de gériatrie de Strasbourg (CHRU). On jurerait qu'ils ont consigné leurs observations après avoir visité « ma » maison, lisez plutôt : « Dans leurs logements, les vieillards atteints du syndrome de Diogène accumulent les objets, livres, journaux, boîtes, ordures en des tas ne laissant qu'un étroit passage pour circuler. Des volets ou des rideaux aux fenêtres les protègent des regards indiscrets. Souvent hostiles au monde extérieur ils ne laissent entrer personne, même pas le médecin, surtout pas la travailleuse sociale. »

Comment aider ? Les deux médecins soulignent d'abord que les Diogènes vivent plutôt heureux dans leurs normes et dans leur monde, et que c'est surtout le voisinage qui renâcle, qui s'inquiète, le voisinage qui appelle la police, les services sociaux sous prétexte que « ça ne peut plus durer comme ça, faut faire quelque chose »... Les deux médecins, qui ont oublié d'être cons, rappellent que la liberté de vivre comme on l'entend n'a pas d'âge, qu'une intervention brutale, genre évacuation, risque de briser le fragile équilibre du Diogène qui n'est, de toute façon, pas « normalisable ». Alors, comment aider? En évitant le plus possible les tutelles, en permettant au Diogène de vivre comme il l'entend, tout en l'amadouant pour qu'il accepte un minimum d'hygiène personnelle.

Troublant : les Diogènes viennent souvent des professions libérales, avocats, professeurs, médecins, journalistes. Encore plus troublant : les Diogènes, avant de devenir Diogènes, avaient souvent des tempéraments dominateurs, querelleurs, obstinés et indépendants.

Des journalistes querelleurs ? Obstinés ? Indépendants ? Ne niez pas, je vois que vous pensez, drette là, à quelqu'un en particulier. Mais je vais vous dire un truc, si je devais jamais devenir un Diogène, ne comptez pas sur moi pour amasser des livres, des revues et autres paperasses. Et encore moins des journaux. Vous ne trouverez chez moi que des caisses et des caisses de pots vides de confiture de mirabelles.

Et quelques noyaux.

LE GRAND QUIPROQUO - L. Lacroix me raconte qu'il est allé en vacances cet été avec un copain en Califomie. En traversant le parc Yosemite il propose à son copain : « On devrait aller voir les séquoias géants, c'est pas loin d'ici. »

Réponse du copain : « On ne va pas faire un détour pour ça, je les ai déjà vus en photos dans un livre. »

Réflexion de L. Lacroix : « À ce compte-là, il ne sert à rien de voyager, regardons des albums de photos, des vidéos, des documentaires, visitons les musées par cédérom... »

Bien sûr que votre ami est idiot M. Lacroix. Il n'y a rien comme le réel, sa lumiere et ses ombres, ses ciels, il n'y a rien comme l'incommensurable mystère de l'instant, de la seconde où l'on saisit le réel. N'empêche que c'est votre ami idiot qui a raison. Si vous étiez allé voir les séquoias géants, vous seriez tombé sur des touristes les photographiant. À force de clichés, l'industrie du voyage a vidé le réel de ses lumières, de ses ombres et de ses ciels. On en est arrive à cette perversion absolue d'une réalité vidée de sa substance par sa propre image. Votre copain avait raison, les séquoias géants, Niagara Falls, la tour Eiffel, les Pyramides, le grand Canyon, Venise, Florence, Assise, ne valent pas mieux que leur image.

Et vous vous trompez encore quand vous faites un lien avec ma chronique sur les bananes, il n'y était pas question du réel et de son image. Mais de la reproduction du réel. Du grand quiproquo sur l'art. Le public réclame sans se lasser qu'on reproduise fidèlement le réel, d'où le succès des artisans habiles, des roublards, des faiseux, de Hollywood, des téléromans, des écriveux, des photographes qui photographient des tulipes mauves qui auront l'air « réelles » dans le catalogue de Botanix.

D'où la notoriété des artisans qui peignent, sculptent, chantent, jouent, écrivent, chroniquent le réel.

D'où l'extrême confidentialité des autres, les artistes qui le transforment.

VIVE LA VIE - Ce matin, je revenais de ma piqûre maintenant bimensuelle, quand un jeune chevreuil a traversé la route d'un bond, un peu passée la maison du député. Je me suis rangé sur le côté pour lui crier des noms : nono ! Wisigoth ! Songe-creux ! Chafoin ! Scolopendre ! Borborygme ! Dans le rétroviseur il m'a semblé que quelqu'un marchait dans l'entrée du député alors, des fois que ce serait lui, j'ai ajouté en criant plus fort : Foutriquet ! C'était un matin mal réveillé de ouate grise, la route sectionnait le paysage exactement en son milieu, je l'ai quittée pour enfiler le chemin empierré qui mène à la maison, je rentrais à regret en pensant à cette chronique où j'allais parler du réel, me disant merde et merde, il y a tellement mieux à faire que le reproduire ou le transformer. Il y a à le vivre.

À VOIX BASSE - Je ne vous raconte pas souvent des jokes et je ne devrais pas vous raconter celle-là, d'abord parce qu'elle est un peu raciste, et en plus c'est une blague qu'il faut raconter à haute voix parce que c'est un touriste américain qui entre dans un musée et commande à voix haute et forte :
- UN HOT-DOG, UNE FRITE ET UN COKE !
- Mais, monsieur vous êtes ici dans un musée, lui répond le conservateur.
- Hon ! Je m'excuse, murmure le touriste tout contrit. Et de reprendre, cette fois en chuchotant très bas : je voudrais un hot-dog, une frite et un Coke.