Le jeudi 23 septembre 1999


Une histoire sans intérêt
Pierre Foglia, La Presse

J'écoutais la dame et franchement, je trouvais son histoire sans intérêt. Surtout que c'est le genre de bonne femme qui parle, qui parle...

Le genre qui ouvre des parenthèses sans arrêt et ne les referme jamais... son amie avait deux petits chiens mais au motel on ne prenait pas les chiens. Rien à voir avec son histoire, les chiens. Et il pleuvait tellement que les essuie-glaces ne fournissaient pas. Les essuie-glaces non plus, rien à voir.

Madame ! S'il vous plaît ! Revenons à votre problème d'immigration.

Parce que c'est une histoire d'immigration.

Mme Alexandra Pottinger a 57 ans. Elle est française. Depuis 1995, elle vit pratiquement toute l'année au Québec. Elle va faire un tour en France de temps en temps, quand elle revient, pas de problème, on lui retamponne son passeport pour six mois. L'an dernier, par exemple, elle est partie en juillet, revenue en août, repartie en octobre, revenue en décembre, repartie en janvier, revenue en mars.

Elle se plaît chez nous bien sûr, mais la vraie raison de ses séjours ici, c'est d'être près de son fils et sa bru, immigrants reçus et leurs deux petites filles. La bru est tombée gravement malade, une forme virulente de sclérose en plaques, et Mme Pottinger aide beaucoup à la maison, s'occupe des petites et tout.

Puisqu'elle passe plus de temps ici que chez elle, Mme Pottinger a vendu sa maison sur la Côte d'Azur et en mars dernier, s'est acheté un condo à Rosemère. Elle vit relativement confortablement de ses rentes, ne demande rien à personne, quand elle est malade - une pneumonie l'année dernière - elle va se faire soigner gratuitement en France. Je veux dire - même si la précision manque d'élégance, et dieu sait que l'élégance n'est pas notre première vertu nationale - je veux dire que Mme Pottinger ne coûte rien au contribuable canadien. Là, vous voilà rassurés.

Immigrer ? Pour des raisons qui la regardent, elle refuse de passer par le parrainage de son fils. Elle a fait une demande « normale » d'immigration qui traine d'autant plus qu'elle s'est fait voler ses papiers, son passeport, le passeport ça va, on lui en a remis un nouveau, mais les autres paperasses, les certificats de naissance, de mariage, de divorce, les diplômes, ça prend des siècles pour s'en faire refaire des copies.

Bref, son permis de séjour expirait fin juillet et pour la première fois en quatre ans, elle a oublié. Elle était persuadée revenue au Canada en mai, mais c'était en mars. Elle a appelé à Citoyenneté et Immigration Canada où une jeune femme l'a aimablement rassurée. Pas de panique madame, on. n'est pas des sauvages, on ne vous expulsera pas, passez à nos bureaux, ou si vous allez aux États-Unis prochainement, en revenant, l'officier vous donnera une extension, peut-être pas de six mois, mais assez longue pour vous permettre de régulariser votre situation...

Justement, Mme Pottinger projetait un petit voyage sur la côte du Maine avec sa voisine du dessus.

« Il pleuvait ! Il pleuvait ! L'essuie-glace de droite ne marchait pas, on a dû s'arrêter à Plattsburgh dans un motel qui n'acceptait pas les chiens, ma voisine traîne ses deux petits chiens partout, au restaurant non plus ils ne voulaient pas de chiens... »

Madame ! MADAME !

Donc vous n'êtes pas allées dans le Maine balayé par Floyd. Vous avez repassé la frontière le lendemain à Lacolle et là... Et là rien. On leur a fait signe de passer. « Ben alors ? a lancé la voisine à l'officier des douanes, vous n'étampez pas le passeport de mon amie française ? »

Puisqu'elles y tenaient, l'officier les a envoyées à l'intérieur du bâtiment, où elles ont passé six heures. Mme Pottinger a été interrogée par l'agente matricule 1168 qui, au bout de six heures de tracasseries, est revenue lui faire signer une formule de départ volontaire : « Vous signez ou je vous fait expulser tout de suite », a-t-elle menacé.

Mme Pottinger a signé. Elle doit quitter le Canada au plus tard le 8 octobre. Elle ne pourra pas revenir au Canada, même pas en touriste. Elle est accusée de deux crimes :
1- N'avoir pas respecté les délais de son permis de séjour.
2- Avoir effectué un travail non rétribué pendant son séjour.

Ayant entendu à la radio que le centre de soins prolongés Drapeau-Deschambault de Rosemère, juste à côté de chez elle, cherchait des bénévoles, et ne sachant pas que le bénévolat est un crime grave au Canada puni d'expulsion, Mme Pottinger s'est criminellement portée volontaire pour aller faire chanter et danser, tous les samedis après-midi, les vieux Alzheimer du centre.

Je vous disais en commençant que c'était une histoire sans intérêt, je voulais dire sans intérêt avec un « I » majuscule comme dans Information ou Immigration. Ce n'est pas une histoire qui questionne les politiques d'immigration du Canada. C'est une histoire de petite merdouille qui n'aurait jamais dû se retrouver dans les colonnes d'un journal. Quelqu'un aurait dû la régler, bien avant.

En trois coups de téléphone. Un au médecin qui soigne la bru de Mme Pottinger. Est ce vrai qu'elle souffre de sclérose en plaques ?

Un autre à Mme Jocelyne Trudel, directrice du service de bénévolat et des loisirs au centre de soins longue durée Drapeau-Deschambault. Est-ce vrai que Mme Pottinger fait du bénévolat chez vous et qu'elle est payée en sourires ?

Un troisième aux institutions financières gardiennes des biens de Mme Pottinger : est-ce vrai qu'elle a suffisamment de ressources pour se suffire à elle-même ?

Trois coups de téléphone.

Et l'affaire est réglée.