Le jeudi 30 septembre 1999


Un vétérinaire en colère
Pierre Foglia, La Presse

Je m'excuse d'être un peu fripé, je viens de passer la nuit à lire un essai de 300 pages sur les animaux. Vous savez ma délirante affection pour les chats, je sors de ce livre-là fripé, pas seulement d'avoir peu dormi, mais aussi parce que c'est un livre qui m'a beaucoup dérangé et qui dérangera considérablement « les amis des bêtes ». On m'a demandé des dizaines de fois que m'apportaient mes chats, ce livre-là renverse la question : Vous ? Que croyez-vous apporter à vos chats ?

Euh...

Cet essai n'est pas encore en librairie, il y arrivera le 11 octobre prochain sous le titre de Un vétérinaire en colère (chez VLB). Le vétérinaire en question s'appelle Charles Danten.

Le printemps dernier, Lubrina qui chronique bestioles le samedi dans notre journal me glisse, comme ça, qu'un de ses estimables collègues est en train d'écrire un livre sur le rapport que la société entretient avec les animaux domestiques. C'est Charles Danten. Je le joins, on parle un peu, il me dit qu'il en a ras le bol de son métier, qu'il ne supporte plus de voir arriver dans sa clinique les mêmes qui viennent faire dégriffer leurs chats, qu'il est encore plus écoeuré de soigner les maladies des chiens à pedigree génétiquement bricolés pour répondre à un esthétisme débile, il me dit qu'il se pose des questions sur l'anthropomorphisme galopant d'une société qui trouve plus facile d'aimer son poisson rouge que son voisin, conséquent avec son écoeurement il vient de vendre sa clinique.

Je m'attendais à un livre échevelé, à un pamphlet. Pas du tout. Au point où le titre - Un vétérinaire en colère - est presque impropre. Sans doute est-il en colère, mais il n'y paraît pas. Les faits sont rapportés sans exaltation, les affirmations soutenues sans fébrilité, ce n'est pas un coup de gueule, c'est du journalisme d'enquête, cliniquement documenté à la fin de l'ouvrage par près de quarante pages de notes, de références et de tableaux.

La première partie se présente comme un grand reportage sur l'industrie des animaux de compagnie. Les éleveurs dans les usines à chiots. Le commerce des animaux exotiques et ses conséquences sur le terrain. La médecine vétérinaire. Un long chapitre, le plus long du livre, sur l'alimentation ; tiens par exemple, saviez-vous que les chats et les chiens euthanasiés chez les vétérinaires et dans les fourrières peuvent être vendus connue source de protéines et de gras ? Ils sont cuits à haute température ( avec leur collier à puces et leurs médailles ) dans des grandes cuves dont on écumera le gras pour en faire des croquettes que mangeront... vos chats.

La seconde partie s'adresse plus directement aux propriétaires de chats, de chiens, d'iguanes, de perroquets, de hamsters, de tortues, etc. En Occident, plus de la moitié des foyers élèvent un animal de compagnie. On s'est souvent demandé ce que cette compagnie apportait aux humains, mais, dans son livre, Charles Danten renverse la question, il se demande ce que cela apporte aux animaux.

À midi, j'ai réuni mes chats dans le salon. Toi Picotte, qu'est-ce que je t'apporte ? Et toi Zézette ? Et toi Bino ? Et toi Lili ? Et toi Bardeau ? Et toi Ramon ?

Ils me regardaient tous les six, complètement ahuris et j'ai eu soudain un doute affreux : se pourrait-il que mes chats soient un peu crétins ?

Charles Danten répond aussi à cette question, Par la bande, mais il y répond quand même et de très troublante façon. Lorsqu'on adopte un petit chat ou un petit chien, explique-t-il, le chaton ou le chiot en question transfère sur son nouveau maltre l'attachement qu'il manifesterait naturellement à sa mère. Très bien, direz-vous, c'est exactement ce qu'on veut : un chat qui nous aime comme il aimerait sa mère. Sauf qu'avec sa mère arriverait le moment de la coupure, du détachement, du passage à l'âge adulte. L'humain, au contraire, fait en sorte que le lien qui l'attache à son animal domestique ne soit jamais rompu. Et Charles Danten se demande si cette dépendance affective contre nature, ne fait pas de nos animaux domestiques des petits morrons fuckés.

C'est une super bonne question.

Je suggère que vous vous la posiez aussi pour vos enfants.

VOYAGER, ÉCRIRE - Je vous parle maintenant d'une chose plus rare qu'une merde de pithécanthrope : un bon livre de voyage. Ils sont presque tous mauvais, et presque tous illustrés par des photographes qui ont gagné des concours de couchers de soleil. À vouloir tout montrer, la plupart des livres de voyages ne montrent rien. De toute façon, aucun pays, jamais, ne ressemble à ce qu'on en voit, et à ce qu'on en dit, dans le National Geographic.

Besoin de mirages, de Gilles Lapouge, ne montre pas le monde comme le ferait le National Geographic. Besoin de mirages nous dit que tout est dans la manière de saisir le monde. Bref, que tout est dans la littérature.

Quand le livre commence, le petit Lapouge est assis dans l'auto de ses parents, sur un strapontin, le dos tourné au sens de la marche. L'auto traverse le Sahara. « J'ai découvert le Sahara en marche arrière... le paysage s'en allait à reculons », dit le petit garçon. Exactement comme que je viens de vous dire : une façon de saisir le monde, plutôt que le monde lui-même.

Besoin de mirages ( au Seuil ) est le plus inspiré des livres de voyages que j'ai lus depuis Le Poisson-Scorpion, de Nicolas Bouvier, il y a une bonne douzaine d'années de cela. Lapouge nous entraîne en Islande, en Amazonie, en Polynésie, en France... « En général nous dit Lapouge, je prends les pays par surprise. Je ne les préviens pas. Je ne révise ni leur littérature, ni leurs cathédrales. Je m'applique à n'apprendre rien. Ce n'est pas moi qui irais acheter des guides et des cartes... » Menteur! Depuis que le considérable ethnologue Lévi-Strauss a dit, en exergue à ses Tristes Tropiques, que les voyages et les explorateurs étaient haïssables, la mode est aux non-voyageurs qui, passant par hasard à Samarkand, éprouvent soudain une folle envie de nous parler de Reykjavik où ils ne sont jamais allés.

Lisant Besoin de mirages, de Gilles Lapouge, vous ne découvrirez ni le Brésil, ni la Laponie, ni l'Islande. Par contre vous découvrirez un écrivain extraordinaire : Lapouge.

Bref, la littérature de voyage n'existe pas. La littérature, si. Des fois. Cette fois.