Le samedi 2 octobre 1999


La vie n'est pas une activité parascolaire
Pierre Foglia, La Presse

Alexis Marcotte, 19 ans, cégépien, m'a adressé cette semaine une lettre assez fâchée qui réagissait aux quelques lignes que j'ai écrites sur les manifestations des élèves du secondaire. Alexis a compris que je dépréciais les activités parascolaires et il ne s'est pas trompé. Le pédagogisme qui poisse ces activités me pue au nez. Et en, plus, je trouve le mot ridicule. Para : à côté. Parascolaire à côté de l'école. À côté de l'école il y a la rue, la ville, le monde. La vie quoi. La vie n'est pas une activité parascolaire.

Comment pouvez-vous douter si effrontément de la pertinence des activités parascolaires, s'étrangle Alexis. On ne parle pas seulement ici de party d'halloween et de visite de vergers, on parle de théâtre, de musique, de sport, de lecture, de comité d'Amnistie internationale, de radio, de journal, de cinéma, etc. Voulez-vous avoir une société de cons qui sauront additionner 2 et 2, mais n'auront jamais vu une pièce de Molière ?

Sans - persifler le moins du monde, je te remercie Alexis de me donner l'occasion de dire que c'est précisément l'école que tu sonhaites que je refuse. Je ne veux pas d'une école prétendument ouverte sur le monde réel, adaptée à la modernité, à la communication, à l'économie. Je refuse de toute mon âme le principe même du pédagogisme qui est une manière d'enrober le savoir pour le faire avaler plus facilement aux enfants. Le savoir est devenu, dans nos écoles, une pilule amère qu'on glisse dans une bouillie informe en se disant qu'il passera mieux ainsi. De toute façon, les profs n'ont plus l'autorité nécessaire pour l'administrer autrement.

Je défends une école publique immuable et je devine bien qu'on va me reprocher ce mot-là - immuable - si peu porteur de changement ! On dira que je suis un vieux con. Soit, c'est un vieux con qui parle. D'ailleurs, Alexis ne se prive pas de le souligner : Un bal de finissants, M. Foglia, c'est une étape importante dans la vie des jeunes, un secondaire sans bal, c'est comme faire l'amour sans orgasme: c'est frustrant. Je sais que vous avez depuis longtemps passé l'âge de comprendre l'importance d'un bal on même l'âge d'avoir un orgasme, mais vous pourriez au moins essayer, de temps en temps, de vous mettre à la place des jeunes...

Croirais-tu, Alexis, que je ne suis jamais allé à un bal de ma vie ? Je ne sais pas danser, j'en ai été malheureux parfois, mais ce est pas une question d'âge, c'est une question de je ne sais pas quoi, on en reparlera une autre fois. Revenons à l'école. Me permets-tu d'emprunter ton image de « faire l'amour sans orgasme » ? Me permets-tu de la virer à l'envers ? Ça donne ceci : avoir des orgasmes sans faire l'amour. Sais-tu quoi ? C'est exactement, en un fulgurant raccourci, le portrait que je me fais de l'école d'aujourd'hui : plein de petits orgasmes sans jamais faire d'amour. Si j'osais une vulgarité, mais c'est toi qui a commencé, je te dirais qu'à l'école d'aujourd'hui, on se crosse dans la cour, plutôt que de triper en classe.

Plein de petits apprentissages amusants, plein de petits savoir-faire, savoir faire un journal, savoir faire de la radio, savoir faire une pièce de théàtre, plein de petits orgasmes donc, mais sans le désir d'apprendre, sans l'amour des savoirs élémentaires.

J'ai enseigné dix ans à l'université avant de me rendre compte que, en réalité, je n'enseignais rien, je transmettais un savoir-faire totalement futile : je montrais à écrire des articles de journaux. L'école n'a pas la mission de transmettre des savoir-faire. L'école technique, oui. Pas l'école responsable de l'instruction publique. Pas l'université, ni le cégep, ni le secondaire, ni le primaire. On ne va pas à l'école pour apprendre à faire. On va à l'école pour apprendre à apprendre. Pour apprendre la philo, les maths. On ne va pas à l'école pour voir jouer du Molière, mais pour l'étudier. Tu veux assister à une pièce de Molière, Alexis ? Vas-y. Va au théâtre. Paie ton billet comme tu le paies pour aller voir Leloup ou Puff Daddy. Est-ce que Leloup vient te chanter des petites chansons à l'école ?

Si dans dix ans, un samedi soir, tu proposes à ta blonde d'aller voir Tartuffe au Rideau-Vert, c'est que l'école aura fait sa job. Pas simple, comme job. Le goût de Molière ne vient pas aux enfants en leur en faisant goûter un petit bout, comme on fait goûter du saumon fumé à un Papou. Molière n'est pas détachable des autres savoirs, il vient avec le reste, avec le plaisir d'apprendre, avec la capacité de faire les liens, de composer avec les abstractions. Si tu veux, c'est un peu comme s'il fallait, pour apprécier le saumon fumé, goûter à la mer dans son entier. Molière à l'auditorium de l'école, un mardi matin pour tous les secondaires quatre.. 16 qui trippent, 321 qui s'en contre-crissent, c'est-de-la-marde. Molière n'est pas parascolaire.

C'est toi, Alexis, qui a parlé de Molière, moi je n'en ai rien à foutre, comprends bien. Je ne suis pas en train de dire ah là là, comme c'est triste, on n'enseigne plus les classiques. Quand je te disais que je suis pour une école immuable, je ne te parlais pas du contenu. Je veux bien qu'il soit moderne, le contenu. Qu'on y parle du rap, des modes du temps, du langage d'Internet. Ce qui devrait être immuable, ce n'est pas le contenu, c'est son mode de transmission. C'est l'instruction.

Ce qui devrait être immuable, c'est l'autorité. Il n'y a pas de transmission de savoir possible sans rapport d'autorité. Celui qui sait parle. Celui qui apprend ferme sa gueule et écoute. On tortillera de la pédagogie tant qu'on voudra, sans autorité, il ne peut rien arriver à l'école, même pas la révolte contre l'autorité, ça tombe sous le sens. Restaurer l'autorité des profs ? Pour te dire comme on en est loin, Alexis, on en est, pour l'instant, à assurer leur sécurité.

Ce qui devrait être immuable, c'est une école-sanctuaire, où les élèves, justement, seraient à l'abri de la cacophonie de l'actualité. L'école d'aujourd'hui confond modernité et actualité, les journaux par exemple ne devraient pas rentrer à l'école. Ce qui devrait être immuable, c'est un enseignement centré sur les savoirs, pas sur les savoir-faire, pas sur un soi-disant mode d'emploi du monde, pas sur les guidiguidis haha du parascolaire.

Para: à côté de. Parascolaire, à côté de l'école. À côté de l'école il y a la rue, la ville, le monde. La vie.

Je te le répète, Alexis, la vie n'est pas une activité parascolaire.